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09 octobre 2015

FAUT-IL « PRENDRE » OU « FABRIQUER » UNE DÉCISION ?

Le français ne nous laisse pas d’autre choix que de « prendre une décision », alors que la langue anglaise offre deux possibilités avec « to make » ou « to take a decision ». Les anglicistes objecteront certainement que les deux formes verbales sont strictement équivalentes et qu’il est inexact d’y voir la même différence qu’entre « faire » et « prendre ». Mais cette approximation permet d’introduire quelques considérations sur la « prise de décision » et sur les « décideurs », auteurs et artistes des « prises de décision ».


« Prendre une décision » parait renvoyer à une action brève, quasi instantanée.

L’idée même qu’on puisse la « prendre » induit que la décision existe, qu’elle est prête à être saisie. L’expression ne s’intéresse qu’à la toute dernière phase de l’élaboration d’une décision, en ignorant tout ce qui amène à cet instant : analyses, expertises, confrontations, comparaisons, évaluations...

Elle est réductrice, mais cette réduction est révélatrice de valeurs du moment. Le décideur qui « prend la décision » est étranger à l’instruction. Il ne participe pas à l’analyse, ni même ne l’anime. Ce qui ne l’empêche nullement, dit-on, aussitôt que la situation lui est révélée, d’en prendre instantanément la mesure, de faire la synthèse des analyses préalables, de former immédiatement son jugement et d’énoncer la décision.

La séparation du décideur de la communauté des experts et analystes est aussi révélatrice d’une culture et d’une époque : des manageurs - décideurs hors sol, bons communicants mais sans autres savoirs, tiendraient le monopole de la synthèse et de la décision, les « sachants » et les experts étant eux relégués comme producteurs interchangeables de techniques et d’expertises.

Le décideur - minute agit dans l’instant ; il est dans l’air du temps : rapidité, réactivité, mouvement … et solitude. Celui qui « prend la décision » est seul, mais cette solitude le révèle et le distingue des autres, les experts, les besogneux, les lents qui, eux, ne se révèlent qu’au temps long.

Dwight Eisenhower visitant les paras le 5 juin 44. la décision n’est pas encore prise. Elle le sera dans quelques heures après un briefing MTO clé. Il fallait choisir de s’engouffrer dans une éclaircie de quelques heures ou différer le débarquement jusqu’à la lune suivante.

« Fabriquer une décision » renvoie à une toute autre notion.

Le décideur est remis au centre de l’action, de plain-pied avec la complexité, une machinerie, un processus. Fabriquer, c’est réunir des matériaux, les mettre en forme, ajuster des pièces, les évaluer, les éprouver, prévoir leur fonctionnement et leurs performances, réunir et coordonner des expertises et des compétences.

Le labeur, la complexité, le temps long sont ainsi mis au premier plan. Le décideur n’est plus seul ou, plutôt, il n’est seul qu’un bref instant, en toute 

fin d’un processus. Pendant tout le temps qui précède, il est animateur, expert, artisan, ouvrier, architecte d’une intelligence collective.

Aucune situation, aucune décision ne se laisse appréhender aisément. Celui qui « fabrique » une décision ne peut-être qu’un laboureur, à la manœuvre et à la tâche pour coordonner les analyses et les expertises, en apprécier la robustesse, fixer les critères d’évaluation, mais aussi, et surtout, pour s’imprégner des résultats et de leurs limites et conditions de validité.

Au bout de ce travail, quand une intelligence partagée de la situation a été développée, que le connu a été distingué de l’inconnu, le certain du probable, alors, en pleine conscience, le décideur « fait les derniers mètres », enjambe les inconnues qui subsistent et arrête la décision.

La solitude du décideur, à cet instant, n’est pas exclue. Elle n’est pas pour autant systématique.

Dans mon expérience, il n’est de décideurs que de « fabricants de décisions ». « Le décideur - minute » qui prend des décisions dans l’instant n’existe pas et n’a jamais existé. Tout au plus, ce peut être un pantin qui croit décider quand il ne fait que choisir la solution que ses troupes ont adroitement intercalée entre deux autres solutions repoussoirs.

On objectera que les situations opérationnelles requièrent parfois une immédiateté de la décision, incompatible de ce temps long de l’analyse.

Le pilote d’avion léger qui entend une baisse de régime moteur au décollage a 2 à 3 secondes devant lui pour surmonter l’émotion, pousser sur le manche avec la main gauche, basculer son sélecteur de réservoirs d’essence avec la droite, pousser à fond les trois manettes de commandes moteur, et choisir le terrain de crash le moins défavorable au cas où le moteur ne repartirait pas.

Ce n’est évidemment plus le temps des réunions, des rapports, des parapheurs et des confrontations d’idées. Trois secondes, c’est juste le temps de trois décisions : exécuter les manœuvres ci-dessus, choisir la bande de terrain juste à gauche du supermarché, a priori plus atteignable, sortir ou pas le train d’atterrissage selon la nature du terrain et selon qu’on est court ou long.

« Les décisions quasi-instantanées… ne peuvent être que l’aboutissement d’une longue préparation »

Pour moi, c’était le 3 août 1984 au décollage de Toulouse Lasbordes sur le F-BSNO, quelques brefs instants qui ont à jamais fixé mon rapport au travail, au management, à la préparation et à la prise de décision. Le pilotage, et les quelques coups de chaud comme celui-ci, ont été pour moi le stage de formation humaine le plus important qui m’ait été offert dans ma carrière. Les trois prises de décisions quasi-instantanées qui remettent le moteur en route et le « vario positif » ne peuvent être que l’aboutissement d’une longue préparation. La connaissance de la machine, la mécanique du vol, savoir observer le sol de différentes hauteurs, prévoir les cisaillements de vents, anticiper l’effet de sol, sont des prérequis. Il faut qu’ils aient été totalement intégrés dans le cortex du pilote, lui faisant reconnaître globalement et instantanément les situations qui surgissent devant lui et opter pour la décision programmée de longue date. Même dans cette situation d’extrême urgence, la décision reste une action au temps long, heureusement commencée longtemps avant la panne moteur. Il ne se joue, paradoxalement, que peu de choses pendant les trois secondes qui séparent la baisse de régime du vrombissement rassurant ou … du crash. Les « décisions » ne sont plus que l’aboutissement d’une formation et d’un entraînement qui ont développé l’intelligence de la situation préalable à la « prise de décision ».

3 secondes pour éviter le crash, l'aboutissement d’une formation et d’un entraînement soutenus

Avec prudence et respect pour les victimes d’un tragique accident, on peut opposer cet exemple au crash du Rio - Paris. Trois pilotes en plein désarroi se crispent sur la mauvaise décision pendant plusieurs minutes. Des personnels formés, réputés précisément pour leur « esprit de décision », échouent. Ils échouent parce qu’ils ne parviennent pas à reconnaître la situation, celle d’un décrochage à haute altitude. Il leur manque à cet instant l’intelligence de la situation ; parce qu’ils ne l’ont pas, pour des raisons encore incompréhensibles, développée avant de monter dans l’avion, ils ne pourront plus le faire dans les quelques minutes d’une descente chaotique avec une charge mentale démesurée. Il n’y a pas de décideurs - minute…

Dans mon quotidien de chef d’entreprise, l’âge ayant déjà figé mes convictions en quelques marottes obsessionnelles, j’accueille toujours les candidats à un poste de responsabilité, notamment de chef de projet par une interpellation un peu provocante : « je vous demande avant tout de ne jamais prendre de décisions » avant de rétablir l’impétrant dans son futur rôle : « considérez-vous toujours comme un fabricant de décisions ».  

 

 

    
Philippe Lugherini, IGA
Philippe Lugherini (X, SUPAERO) a débuté sa carrière en 1982, à la Direction Technique des Engins de la DGA (programme de satellites HELIOS). Il rejoint la société SODERN en 1990, pour diriger l’activité spatiale avant de présider et diriger successivement les sociétés NUCLETUDES et CILAS. Il est également Président de l’Amicale ISAE-SUPAERO-ENSICA, membre du conseil d’administration de l’ISAE-SUPAERO.
 

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