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Vue d’un atelier du GIAT en 1975
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03 juillet 2024

ÉCONOMIE DE GUERRE UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

Publié par Marc Chassillan, ICETA, consultant en défense & sécurité,membre de l’AAT | N° 132 - MONTÉES EN PUISSANCE

Répétée à l’envi depuis des mois, l’expression « économie de guerre » est devenue un fourre-tout pratique pour célébrer, ici une remontée en cadence, là une livraison de matériels, la plupart du temps programmée depuis des années. Si nous tentons de replacer cette notion d’économie de guerre dans un contexte historique, il ne se trouve que les années 1915-1918 pour correspondre à la sémantique exacte de l’expression. 


Des dimensions industrielles, financières et sociales

L’économie de guerre doit être appréhendée sous de multiples angles. L’angle industriel est incontestablement celui qui vient en premier à l’esprit. Vient ensuite l’angle financier exprimé en part de la richesse nationale consacrée à tous les secteurs qui concourent à l’économie de guerre. Le combat des ressources est le troisième aspect, que celles-ci soient humaines ou matérielles (usines, machines, matière premières, énergie). Le dernier est l’aspect social car elle concerne l’acceptabilité par les populations d’une possible nouvelle organisation de la société qui découlerait de décisions majeures sur les points précédemment mentionnés.

On distingue dès lors quatre niveaux.

Le premier est celui que nous connaissons en 2024. La France n’est pas en guerre. La nation consacre 1,9 % de sa richesse à sa défense. La LPM confirme le format réduit de nos armées entièrement professionnalisées, et qui restent d’essence expéditionnaire. Elle comble quelques lacunes dans le spatial, les drones, les stocks de munitions, les réserves, les infrastructures, le MCO et l’entraînement mais elle étale les livraisons des programmes majeurs (blindés Scorpion, patrouilleurs, BRF, Rafale, A400M, H160) de quelques années au-delà de 2030. En clair, nous produisons moins que prévu. Ni la masse ni l’épaisseur ne sont au rendez-vous pour s’engager et tenir dans la durée dans un conflit de haute intensité. La société n’est pas mobilisée même si elle peut faire entendre des préoccupations sur la situation internationale alors que les priorités du quotidien sont ailleurs (niveau de vie, emploi, logement, insécurité).

Le deuxième niveau est celui que la France connut entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et la chute du mur de Berlin. Engagé en Indochine, puis en Algérie et devant satisfaire ses obligations du Traité de l’Atlantique Nord face au Pacte de Varsovie, le pays consacrait entre 3,5 et 5 % de sa richesse nationale à la défense alors même que le niveau de vie des Français était très inférieur à celui d’aujourd’hui. Ce qui revient à dire que l’effort par habitant, ramené au pouvoir d’achat, y était trois à quatre fois supérieur. La conscription alimentait nos armées en ressources humaines nombreuses, ce qui mécaniquement construisait des réserves conséquentes. La quantité de matériels en service était trois à quatre fois supérieure à celui d’aujourd’hui (600 avions de combat contre 175, 45 frégates et destroyers contre 15, 2 porte-avions contre 1, 1400 chars contre 200, 600 pièces d’artillerie contre 110) et notre force nucléaire comprenait six composantes (6 SNLE, 18 SSBS du plateau d’Albion, 64 Mirage IV, les six régiments Pluton, les Jaguar de la FATAC avec AN52, les Etendard embarqués avec AN52) contre trois aujourd’hui (4 SNLE-NG, une trentaine de Rafale-ASMP, les Rafale M du Charles de Gaulle). La BITD produisait donc, en moyenne, trois fois plus de matériels qu’aujourd’hui et personne ne parlait d’économie de guerre.

Le troisième niveau est celui du plan de réarmement de 1936 dont le slogan était : « En 1943, nous serons prêts ». Il s’agissait de se préparer à une guerre avec l’Allemagne et la nation y consacra des ressources très substantielles. En juin 1940, l’armée française était mieux motorisée que la Heer, très hippomobile, et certains modèles de chars (S35, B1bis), de canons de campagne (155 GPF), de cuirassés (classe Strasbourg et Richelieu) ou d’avions de chasse (Dewoitine 520) faisaient facilement jeu égal, voire surpassaient les équivalents allemands. Deux porte-avions (Joffre, Painlevé) étaient en construction quand l’armistice fut déclaré. Finalement, le plan de réarmement français profita essentiellement au troisième Reich car, de l’aveu même des généraux de la Wehrmacht, l’opération Barbarossa contre l’URSS déclenchée en juin 1941 n’aurait jamais pu être planifiée sans l’immense butin pris en France, en particulier les milliers de camions, blindés, canons, les millions de munitions et le matériel ferroviaire. De 1940 à 1944, la France subit l’économie de guerre allemande par procuration puisque notre pays contribua douloureusement au combat des ressources en fournissant machines et matières premières (épisode du pillage de Lyon), travailleurs du STO, réquisition des usines, et enfin transfert massif de produits agricoles, la ration calorique par habitant chute de moitié entre 1941et 1944.

PLUS DE 25 % DU PIB

Le quatrième niveau est celui atteint par la France lors de la Première Guerre mondiale. Toutes les ressources de la Nation et de l’Empire sont alors mobilisées pour un seul objectif : la victoire. Les bouleversements sociaux sont majeurs. Avec l’essentiel des classes d’âge entre 18 et 40 ans au front, en dehors de ceux détenant une expertise essentielle pour l’industrie, ce sont les femmes qui font tourner le pays dans les usines, les ateliers, les écoles et les champs. Le ramassage, le tri et le recyclage des matières premières sont organisés très rigoureusement et nos colonies fournissent bois, coton, riz, caoutchouc, métaux et main d’œuvre. En 1918, l’industrie française produit 21 000 avions et sort 200 000 obus par jour ! Elle équipe complètement plusieurs armées en dehors de la nôtre et en particulier l’armée américaine débarquée au Havre sans matériel lourd. La France est en économie de guerre, plus d’un siècle après l’effort consenti pour équiper les armées napoléoniennes.

Vue d’un site de production de corps d’obus en 1918

Le plus spectaculaire exemple de remontée au niveau quatre reste les États-Unis qui, de décembre 1941 à août 1945, soit en moins de quatre ans, vont fabriquer 140 porte-avions, 2 500 Liberty Ships, 100 000 chars, 250 000 avions, un million et demi de camions et des quantités pharaoniques de munitions, de carburants et d’équipements de campagne. Sans compter le projet Manhattan qui absorbe à lui seul une part majeure du budget. Les dépenses militaires américaines passent de1,4% du PIB en1940 à 37% en 1945. 

Par convention, on juge qu’un pays est en économie de guerre quand plus du quart de sa richesse est consacrée à la défense.

En 2024, deux pays vivent en économie de guerre, la Corée du nord depuis 70 ans, l’Ukraine par la force des choses. Il existe un groupe de pays qui consacre un effort significatif à leur défense qui ne les fait pas pour autant basculer dans l’économie de guerre. Citons Israël, l’Iran, la Chine, l’Algérie, les pays du Golfe ou les États-Unis qui consacrent plus de 3,5 % à leur défense. La Russie est entre les deux. La France reste très loin derrière.

 

Auteur

Marc Chassillan, ICETA, consultant en défense & sécurité,membre de l’AAT

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