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Production de guerre des USA pour la Seconde Guerre mondiale (en milliards de dollars). Source : R. Elberton Smith (1967) (2) 1940, 2e semestre ; 1945, 8 premiers mois
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01 juillet 2024

LES ADAPTATIONS INDUSTRIELLES EN ÉCONOMIE DE GUERRE

Publié par Jean Belin, universitaire, titulaire de la Chaire Économie de défense, auteur de «The Economics of the Global Defence Industry». | N° 132 - MONTÉES EN PUISSANCE

La guerre est une question économique et industrielle autant que militaire. La capacité militaire dépend du nombre de soldats, de munitions, de chars ou d’avions disponibles et de la capacité de production de chaque camp. En temps de guerre, l’industrie doit alors s’adapter et augmenter ses capacités de production. Dans cet article, nous analysons les précédentes mobilisations, à partir de la littérature en histoire économique, afin d’en tirer des enseignements qui peuvent éclairer la présente période. 


L’augmentation des capacités de production doit être considérable en temps de guerre

Comme le montre le tableau 1, en période de mobilisation industrielle, l’augmentation de la production doit être considérable. Aux Etats-Unis la production de fournitures de guerre (avions, navires, véhicules de combat, munitions...) est ainsi passée de 2,1 milliards de dollars pour le second semestre 1940 à 57,7 milliards en 1944. Elle nécessite également la construction d’infrastructures et l’acquisition de machines.

Le processus de mobilisation économique et industrielle est lent et prend du temps

La mobilisation industrielle prend du temps. Gilbert, H. N. (1942) souligne que lors de la Première Guerre mondiale, la mobilisation industrielle américaine a commencé dès la déclaration de guerre mais que les forces américaines sont restées essentiellement équipées par les Français et les Britanniques jusqu’à la fin de l’année 1918. De même, alors que la mobilisation pour la Seconde Guerre mondiale a commencé avant l’entrée des États-Unis dans le conflit (fin des années 1930), il a fallu attendre le début de l’année 1944 pour que les forces américaines soient entièrement équipées (Cancian et al., 2020).

Il se prépare en période de paix

Le processus de mobilisation industrielle se prépare même bien en amont du déclenchement du conflit. Ainsi, comme le souligne R. Elberton Smith (1967), quatre phases peuvent être distinguées pour la mobilisation des États-Unis durant la Seconde Guerre mondiale : 1. La période des plans (1920-1940) ; 2. La période d’urgence (1940-1941) ; 3. La période de guerre (19421945) ; 4. La démobilisation économique et la reconversion (1944-1946). Il montre que, sans cette préparation initiale, la mobilisation industrielle n’aurait pas été aussi efficace.

L’incertitude est un problème central

En période de mobilisation industrielle, l’incertitude est un problème central (incertitudes militaires, politiques et stratégiques, économiques et financières...). Les entreprises doivent anticiper et prendre leurs décisions dans un environnement peu familier où la plupart des repères habituels ont disparu. L’incertitude concerne le montant des commandes futures mais aussi la disponibilité des matériaux, des composants et des ressources humaines nécessaires à la production ainsi que les prix, les salaires et les conditions de financement. Dans la mesure où les entreprises sont insérées dans des chaînes de production, l’incertitude affecte également la chaîne de sous-traitance. Cette incertitude ne les incite pas à augmenter la production. Il apparaît donc nécessaire de réduire l’incertitude et de partager les bénéfices et les risques entre l’ensemble des acteurs, notamment en modifiant les formes et les durées des contrats.

Des contraintes importantes sur les inputs

En période de mobilisation industrielle et en raison de fortes demandes, découlant d’une augmentation de la production, des contraintes importantes peuvent apparaître sur les inputs (matières premières, énergie, composants, ressources humaines, financements...). Ces contraintes peuvent être accentuées par des limitations de l’offre d’inputs. Le recrutement massif des individus dans les forces militaires réduit la main d’œuvre disponible pour la production. De même, l’accès à certaines ressources peut être modifié. Ainsi, durant la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis et le Royaume-Uni ont souffert de pénuries de caoutchouc naturel, nécessaire à la production d’équipements militaires, car les sources principales en Asie du Sud-Est étaient alors contrôlées par le Japon.

La planification : un équilibre en contraintes et incitations

Aussi, en période de mobilisation industrielle, l’intervention de l’État dans l’économie est beaucoup plus importante et des politiques de planification se mettent en place afin notamment d’allouer les ressources aux secteurs les plus stratégiques. Aux États-Unis, ce fut le cas durant la première guerre mondiale mais surtout durant la Seconde Guerre mondiale et la guerre de Corée. Ainsi, lors de la guerre de Corée, les États-Unis mettent en place le « Defense Production Act » (septembre 1950), qui permet au Président d’augmenter son contrôle sur l’économie du pays, dans une logique de planification économique. Cette loi permet de définir les priorités nationales, d’établir des plans de répartition des ressources, de soutenir financièrement les entreprises pour augmenter leur capacité de production, de contrôler les prix, les salaires et les financements disponibles.

De façon plus générale, afin d’inciter les entreprises à augmenter leurs productions, des incitations sous forme de mesures fiscales ou d’aides sont également mises en place. Durant la Seconde Guerre mondiale, des paiements anticipés, plus flexibles que les prêts directs, furent largement mis en place aux États-Unis, ce qui permit aux entreprises de faire face aux dépenses nécessaires à l’augmentation de leur production. La mise en place de prêts garantis, distribués par les banques commerciales et garantis par le gouvernement américain, permit également de soutenir les sous-traitants qui ne bénéficiaient pas toujours de paiements anticipés. Durant la guerre de Corée (Carlier 2010), les autorités américaines permirent aux entreprises de défense qui

augmentaient leur production d’amortir plus rapidement leurs investissements et de réduire le montant de leurs bénéfices imposables. Des financements à taux réduit leur furent également accordés. Enfin, le Département de la défense finança directement de nouvelles capacités de production dans l’industrie et permit aux entreprises de les utiliser sans frais.

L’information sur l’économie et les entreprises est déterminante

Durant les périodes de mobilisation, la statistique publique et l’information sur l’économie sont déterminantes. Nathan (1994), qui a participé à la planification américaine de l’effort de guerre, souligne ainsi que les premières estimations officielles du revenu national aux États-Unis sont apparues en 1933. Elles ont été précieuses pour le suivi des programmes et pour fixer des objectifs à la fois ambitieux et réalisables. Aujourd’hui, nous disposons d’informations très précises au niveau des statistiques publiques sur l’économie, mais peut-être pas assez sur les entreprises de défense.

Un rôle important joué par la chaine de sous-traitance

Dès la Seconde Guerre mondiale, l’importance de la chaine de sous-traitance avait été identifié pour la montée en puissance de l’industrie de défense. Ainsi, les Etats-Unis ont mis en place en 1942 le « Small Business Mobilization Act » (loi sur la mobilisation des petites entreprises) qui proposait qu’un différentiel de prix pouvait être nécessaire pour maintenir les petites entreprises mobilisées à l’appui des efforts de guerre, ces dernières ne disposant pas des « économies d’échelle » nécessaires pour rivaliser avec les grandes entreprises.

Or, depuis plusieurs années, les modifications des modes de production (conception modulaire dans l’aéronautique par exemple) ont renforcé le rôle des sous-traitants dans la production. Les chaines de sous-traitance se sont également complexifiées et internationalisées. Des dispositifs de même nature que ceux mis en œuvre alors aux États-Unis sont donc à développer et à mettre en œuvre au profit de la BITD lors des phases de montée en puissance rapide.

En conclusion, cette rapide synthèse montre que l’analyse des précédentes montées en puissance rapides de BITD permet de tirer des enseignements utiles pour la mise en œuvre de la mobilisation actuelle, même si le contexte général reste différent. Une analyse historique plus fine de ces données mérite donc d’être poursuivie pour éclairer l’ensemble des acteurs, étatiques et industriels, à prendre les meilleures décisions pour faire face aux enjeux actuels de l’industrie de défense française et européenne.

 

Auteur

Jean Belin, universitaire, titulaire de la Chaire Économie de défense, auteur de «The Economics of the Global Defence Industry».

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