Le Zeitenwende (littéralement changement d’époque) porte principalement sur des questions de défense, mais beaucoup y voient le signal qu’une nouvelle réalité s’impose rendant nécessaires la refonte du modèle économique et un changement culturel.

Étant donné la culture politique et la force des attitudes sociales cimentées au fil des décennies en Allemagne, initier un tel changement par des « processus techniques et bureaucratiques » pour moderniser les forces armées semble un excellent choix : justifiable, a priori efficace, il devrait également générer des retombées positives en termes de résilience, de modernisation des infrastructures, de capacité industrielle, d’emploi et d’affaires sociales, etc.

« L’INNOVATION POUR LA SÉCURITÉ ET LA DÉFENSE RESTE BRIDÉE »

La défense totale : une nécessité ?

Des sondages récents font état d’une disposition décroissante de la population allemande à servir dans les forces armées. Cependant, l’opinion générale parait être que, si nécessaire, chaque individu devrait d’une manière ou d’une autre participer à la protection du pays. Dans ce contexte, le ministère de la défense a posé les deux options sur la table : introduire une conscription de masse et/ou développer d’autres moyens de se défendre.

“Mettre le Zeitenwende en pratique”, et plus...

Le chef d’État-Major des armées Carsten Breuer a fait état publiquement, à l’occasion de la participation allemande à l’exercice « Steadfast Defender » de l’OTAN (22.04.2024), de la présence accrue de personnels et d’équipements militaires dans les villes et les campagnes allemandes. Non content de toucher la corde sensible de la visibilité des armées dans la société, il a aussi souligné que l’effort de défense devra porter non seulement sur le matériel, mais aussi sur l’infrastructure et plus largement la capacité de toute l’Allemagne à soutenir les activités de défense.

La bataille culturelle de la protection démocratique

Cette mise en évidence des interconnexions entre la défense et d’autres aspects de la vie civile est nécessaire, dans le contexte allemand, pour mobiliser le soutien démocratique et financier sur ces questions.

À son niveau, le ministre de la défense Boris Pistorius, joue une partition d’ordre culturel : en associant la défense de la démocratie à la défense armée, il suscite une vision renouvelée et responsabilisante de la défense.

D’autre part, une vision élargie de la sécurité gagne du terrain dans d’autres domaines : énergie, connectivité et résilience numériques, protection de l’information et de l’environnement cognitif, etc.

Surmonter les freins et les inerties

De l’éducation civique dans les écoles aux programmes de l’enseignement supérieur, en passant par la rhétorique populiste sur les compromis entre « bien-être et bellicisme », de nombreux pans de la société allemande sont fermés à la question du rôle central et interconnecté de la fonction de défense dans la vie sociale et économique, en dépit des retombées induites en termes d’innovations, technologiques, industriels, etc.

La communication du ministère de la défense insiste sur le défi d’un changement d’attitude et de comportement de la population. Une analyse comparative des discours des politiciens centraux et des hauts gradés de l’armée sur le Zeitenwende, montre que le ministère de la défense porte un langage plus énergique et engagé que celui des politiciens du pays.

Le ministre ouvre de nombreux chantiers de modernisation et de changement, en cherchant à occuper l’espace dans les bonnes directions, et laisse la machine bureaucratique suivre le cours des choses.

Au niveau politique, il ouvre les débats sur des objectifs très ambitieux qui bousculent le statu quo, quitte à susciter des questionnements au sein des médias, de la population et du monde politique, sur ce qui fonctionnera et sur ce qui sera acceptable.

Quelques réalités industrielles doivent s’imposer

En approfondissant la logique de Zeitenwende sur les questions de résilience, on voit apparaître de nombreux enjeux industriels.

Le mythe du Mittelstand (« les petites et moyennes entreprises sont l’épine dorsale de l’économie allemande ») cache des fragilités liées aux chaînes d’approvisionnement et aux marchés extérieurs. La « conscience » écologique empêche de considérer les SMR(1) comme une option viable. L’innovation pour la sécurité et la défense reste bridée, en biotechnologie et dans d’autres domaines, par l’adhésion du milieu universitaire au cadre légal qui lui interdit de s’engager dans les recherches associées à la défense.

Par ailleurs, les acteurs de la défense devront devenir plus agiles, sous peine d’être confrontés à des perspectives très sombres, dans le contexte des changements et du ralentissement économique. Ils devront s’intéresser davantage aux systèmes qui ne sont pas des platesformes majeures telles que des avions ou des chars : des équipements non létaux, autonomes, de soutien, etc. Ils devront viser les marchés d’Asie-Pacifique, chercher à contrebalancer la présence accrue d’industriels de défense japonais et coréens en Europe, à renforcer leurs chaînes d’approvisionnement, à recruter davantage de collaborateurs étrangers. Des participations à des formats émergents comme AUKUS, la coopération États-Unis-Japon-Corée et d’autres groupements régionaux centrés sur l’océan Indien ou l’Amérique du Sud, semblent peu à peu devenir concevables.

Tout un champ d’évolutions se présente, qui pourraient ralentir le phénomène du départ des jeunes entreprises allemandes vers des pays plus ouverts aux activités de sécurité et de défense.

Mission : défense totale

Le contexte pousse la défense allemande à s’inspirer des principes de défense totale des pays nordiques, ce qui induira des contraintes pour la société et l’économie allemandes.

Le cas de la sécurité et de la souveraineté de l’industrie automobile allemande, élément majeur de son économie et important en Europe de l’est, est intéressant. Ses dirigeants renforcent leurs investissements en Chine au risque de fragiliser les chaînes d’approvisionnement et à contre-courant d’une législation numérique européenne de plus en plus contraignante à cet égard. Ce faisant ils s’exposent à un risque de revers de fortune aux conséquences lourdes.

Cet exemple donne une idée du chemin à parcourir dans les esprits des citoyens et des politiques, pour que la Zeitenwende progresse : cela ne concerne pas que le temps de travail, l’âge de retraite, la productivité ou même d’éventuels investissement massifs, à iso-modèle, mais des questions fondamentales comme la prise de risque, les dépendances stratégiques et l’engagement citoyen.

Afin d’examiner ces transformations et les solutions potentielles, l’université Helmut Schmidt a créé en 2024 le Centre de résilience démocratique, destiné à soutenir le maintien des valeurs démocratiques et l’identification de mesures visant à accroître la résilience de la société, de l’économie, des entreprises et de l’appareil gouvernemental.

Le travail de changement d’une culture stratégique est une affaire multigénérationnelle et l’initiative de Zeitenwende n’a démarré qu’il y a deux ans. Dans son contexte d’une Allemagne confrontée à des défis immédiats, une inconnue concerne sa capacité à définir et opérer une articulation adéquate entre le temps long de la culture stratégique et le volet tactique, à commencer par celui de dynamiser suffisamment la modernisation de sa défense.

1. Small Modular Reactor