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Vue d’une usine d’obus explosifs près de Bolton (UK) en 1917
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02 juillet 2024

L’ÉCONOMIE DE GUERRE : UNE PERSPECTIVE BUDGÉTAIRE INTERNATIONALE

Publié par Julien Malizard, titulaire adjoint de la Chaire Économie de défense de l’IHEDN | N° 132 - MONTÉES EN PUISSANCE

Sommes-nous en économie de guerre ? L’objet de cet article est de présenter, sous l’angle budgétaire, les caractéristiques essentielles de l’économie de guerre et ainsi discuter de sa pertinence à l’heure actuelle. 


Lors de son discours d’ouverture du salon Eurosatory 2022, Emmanuel Macron a évoqué les transformations de l’environnement international et ses conséquences pour la politique de défense en mobilisant le concept d’économie de guerre. Ce dernier, dans son acception dans la littérature académique en économie, est pourtant bien différent des propos du Président de la république, ce qui peut être source d’incompréhension.

Pour y voir clair, les données historiques compilées par le site Our world in data sont mobilisées. Elles croisent les informations de deux centres de recherche qui font référence en matière de dépenses de défense : le Correlate of War (CoW) et le Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI). La période d’analyse remonte du début du 19e siècle jusqu’à la période actuelle et pour des raisons de visibilité, seules les données de la France, du Royaume-Uni et des États-Unis sont présentées dans le graphique suivant.

Evolution de l’effort de défense (dépenses de défense exprimées en pourcentage du PIB) des Etats-Unis, de la France et du Royaume-Uni entre 1827 et 2016. Source : CoW et SIPRI

Sur la base de ce graphique, quatre situations peuvent apparaitre :

La période de « paix » :

Lorsqu’un pays n’est pas engagé dans un conflit, l’effort de défense est contenu dans un ordre de grandeur compris entre 1 et 2,5 % du PIB. Le niveau moyen le plus bas correspond essentiellement au cas américain avant la 1ère guerre mondiale (à l’exception de la guerre de sécession) compte tenu de son isolationnisme et donc de la non-prise en compte des contraintes stratégiques mondiales. Depuis la fin de la guerre froide, cette situation se retrouve en France et au Royaume-Uni, soulignant notamment la plus forte sensibilité des dépenses de défense aux contraintes économiques générales (endettement public, concurrence avec d’autres dépenses publiques...).

La période de « guerre froide » :

Avec l’absence de conflit direct mais en vue d’une préparation à une guerre majeure avec attrition, la période de guerre froide est atypique du point de vue historique. L’effort de défense est inférieur à ce que l’on observe en période de guerre (ponctuelle ou mondiale) mais supérieur aux efforts budgétaires en temps de paix. Par exemple en France, l’effort de défense moyen entre 1962 (post guerre d’Algérie) et 1991 est de 3,8 % du PIB, indicateur significativement inférieur à ce que l’on observe au RoyaumeUni (4,8 %) ou aux États-Unis (6,2 %). Du point de vue de l’analyse économique, les facteurs économiques jouent un rôle moins important, eu égard à l’importance accrue des facteurs stratégiques.

La période de conflit ponctuel :

Lorsqu’un pays se retrouve dans un conflit, possiblement intense mais qui ne remet pas en question la survie de la nation, l’effort de défense se retrouve orienté à la hausse, pour une période limitée et dans une ampleur qui dépasse rarement 10 % du PIB. Plusieurs épisodes de ce type ont été observés : la guerre de Crimée (1853-1856) pour laquelle interviennent France et Royaume-Uni, la guerre de sécession (1861-1865), la guerre du Vietnam (en particulier entre 1966 et 1970). Ce niveau de dépenses de défense est conforme à ce qu’indiquent de nombreux travaux en histoire économique : la mobilisation étant limitée, la perte du potentiel économique reste contenue.

La période des guerres mondiales :

Entre 1914 et 1918, la moyenne de l’effort de défense de la France et du Royaume-Uni fut respectivement de 41 % et 31 %. Durant la seconde guerre mondiale, l’ordre de grandeur est identique pour les Britanniques et les Américains, la France atteignant même 70 % en 1940 (probablement parce que le PIB s’est effondré). Ainsi, durant ces conflits d’intensité maximale, une grande partie des ressources économiques sont orientées vers la défense : d’une part, pour soutenir l’effort de guerre en équipements et soldes des militaires et d’autre part pour orienter la production civile afin de garantir la satisfaction des besoins de base. Bien souvent, durant ces périodes, le rôle de l’État est fondamental pour orienter la production puisque les marchés ne sont plus fonctionnels. Avec la mobilisation de grande ampleur de la population, le potentiel économique est lourdement affecté : le PIB par habitant de la France fut ainsi réduit de près de 25 % entre 1914 et 1918 d’après les données compilées par le Maddison project database.

Compte tenu de cette perspective historique comparée, il est possible d’illustrer les tendances actuelles. Sur la base des données publiées par le SIPRI pour l’année 2023, seule l’Ukraine peut ainsi être considérée dans une situation d’économie de guerre : l’effort de défense est de 36,6 % (en hausse de plus de 10 points de pourcentage par rapport à 2022), son économie s’étant stabilisée par une baisse de près de 30 % de son PIB entre 2021 et 2022. La Russie se situe à un niveau plus faible puisqu’elle consacre légèrement moins de 6 % du PIB dans la défense (chiffres officiels), en hausse sensible après une dizaine d’années aux alentours de 4 %. Cet effort de défense est cohérent de celui des Etats-Unis durant la guerre du Vietnam.

À la lumière de ces évolutions, les économistes se sont intéressés aux effets économiques de ces choix budgétaires. Tout d’abord, les épisodes de guerre génèrent un coût économique massif avec des conséquences au-delà des belligérants (Federle et al., 2024) : dans le scénario hypothétique d’absence de conflit depuis 1970, le PIB mondial de 2014 aurait été 12 % plus élevé que le PIB observé (de Groot et al., 2022). Ensuite, la question de l’impact économique n’a pas de sens durant les guerres mondiales, chaque nation s’engageant au maximum dans la survie de ses intérêts. Enfin, pour des niveaux de dépenses inférieurs à deux chiffres, la littérature montre leur intérêt économique, que ce soit en France (Malizard, 2015) ou aux Etats-Unis (Bouakez et al., 2018). Elles peuvent également avoir un rôle contracyclique et ainsi soutenir l’activité économique en période de basse conjoncture, comme c’est le cas actuellement en Russie.

En conclusion, la notion d’économie de guerre caractérise une période spécifique de l’histoire où les intérêts de la nation se résument à sa survie face à une menace existentielle, ce qui justifie que l’effort de défense soit à des niveaux supérieurs à 30 % du PIB. En 2024, la France alloue 2 % de son PIB à la défense, ce qui ne permet pas de considérer cet effort budgétaire comme représentatif d’une économie de guerre. La trajectoire prévue dans le cadre de la loi de programmation militaire 2024-2030, bien que constituant un effort significatif, ne remettra pas fondamentalement en cause cette situation. Il apparait alors que la période qui s’ouvre avec la guerre en Ukraine conduise à une situation de type guerre froide avec des efforts budgétaires en Europe compris entre 3 à 5 % du PIB qui accompagnent un besoin de massification des armées qui nécessite une adaptation profonde de l’outil industriel de défense associé.

 

Auteur

Julien Malizard, titulaire adjoint de la Chaire Économie de défense de l’IHEDN

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