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29 juin 2024

LA POLITIQUE INDUSTRIELLE DE L’ARMEMENT : INVARIANTS ET DÉFIS
OU L’ADAPTATION D’UN PILIER DE LA DÉFENSE DANS UN MONDE EN CRISE

Les surprises stratégiques se succèdent et révèlent les fragilités de notre industrie de défense. Avons-nous les bons outils pour présider à la reconstitution d’un outil industriel en partie mésestimé depuis les années 1990 ? 


À l’occasion d’Eurosatory, la CAIA publie une brochure explicative sur la politique industrielle de l’armement (la PIA), une œuvre de longue haleine aussi discrète qu’essentielle pour disposer d’une industrie à la hauteur des enjeux de défense de notre pays et de ses alliés. Pourquoi cette initiative maintenant ? L’industrie de défense n’at-elle pas recouvré aux yeux de tous son évidente légitimité, depuis qu’une guerre de haute intensité a éclaté aux portes de l’Europe ?

Précisément, ce changement radical après trois décennies de « dividendes de la paix », ce tournant historique ou Zeitenwende selon le mot du chancelier allemand Olaf Scholtz, suscite les réactions les plus contrastées. L’argument de la souveraineté peut-il justifier n’importe quelle dépense publique et a contrario, la contrainte budgétaire peut-elle arbitrer ce qui est stratégique et ce qui ne l’est pas ? Les industries de l’armement, privatisées dans leur grande majorité, peuvent-elles autofinancer l’effort de réarmement en faisant fi de la logique d’entreprise à laquelle l’État lui-même les a poussées, parce qu’il y trouvait son intérêt en période de paix ?

Le sursaut conjoncturel se manifeste par une avalanche de déclarations des pays occidentaux, et par des efforts d’investissement de l’Union Européenne et des ÉtatsUnis, entre autres. Pour utile qu’il soit, ce concert d’initiatives pourrait faire oublier l’effort structurel de construction d’une Base Industrielle et Technologique de Défense pérenne, la BITD, sans laquelle il n’y a pas d’autonomie stratégique, que l’on raisonne au niveau de la France ou d’un périmètre élargi à ses alliances politiques et militaires. En bref, rien ne sert de courir, il faut partir à point.

Concrètement, la PIA est un déterminant du statut de la France dans le monde, de la crédibilité de son modèle d’armée et de sa liberté de l’engager selon ses intérêts, seule ou le plus souvent en coalition, mais sans subir le choix d’autrui.

C’est du moins l’expression la plus transversale, et la plus profonde, des ingénieurs de l’armement qui ont partagé et recoupé leur expérience pour livrer ces quelques réflexions. Beaucoup d’entre eux sont des acteurs-clefs impliqués dans le pilotage des grands programmes d’armement et, de façon plus large, dans la définition et la mise en œuvre de la politique de souveraineté industrielle dans le domaine de la défense. D’autres contribuent de façon très active au sein du secteur industriel à la réalisation de ces programmes et, plus généralement, au développement stratégique de la BITD. Cette double vision a permis de développer une analyse conjuguée très pertinente sur la politique industrielle de l’armement.

Un architecte et plusieurs leviers

L’exemple parlant de la création de la force de dissuasion, puis de son maintien au plus haut niveau de crédibilité depuis 60 ans, illustre le rôle majeur de la politique industrielle dans la stratégie de défense de la France. Ainsi, la PIA procède d’une vision politique à très long terme et d’une approche systémique. Une administration dotée d’une expertise de haut niveau, la DGA, en est l’architecte.

Son premier levier d’action est la définition du besoin à satisfaire, en liaison étroite avec les États-Majors. Il est intrinsèquement lié au second levier, la politique d’achat de la DGA en qualité d’investisseur principal de l’État, hors collectivités territoriales. Cette injection directe dans la BITD renforce ses pôles d’excellence, incite à des regroupements structurants, soutient l’innovation et façonne des champions industriels souvent leaders de véritables filières nationales voire transfrontalières.

Un troisième levier est la coopération internationale, notamment européenne, qui fournit un cadre fédérateur pour l’industrie et parfois indispensable au lancement des grands programmes. En effet, la complexité croissante de certains armements et la multiplication des champs de conflictualité imposent un spectre toujours plus large de moyens de défense, au risque d’une impasse budgétaire illustrée par la célèbre « loi » d’Augustine, cet ancien secrétaire de l’US Army qui calculait que l’armée des Etats-Unis n’aurait plus qu’un seul avion à se partager en 2054.

Le dernier levier repose sur la promotion de l’exportation, gage de compétitivité et garante du « juste prix » des armements pour nos forces armées, du fait de la confrontation de l’industrie d’armement à ses concurrents mondiaux. Cette ouverture internationale est nécessaire pour maîtriser le coût de série des armements par l’élargissement du marché et pour contrer les effets de cycle qui résultent de la périodicité des grands programmes nationaux. Elle apporte aussi un complément de financement indispensable pour l’innovation.

Plus largement, le succès de l’armement français à l’export en fait un secteur industriel fortement créateur d’emplois et d’excédent commercial, contribuant à la réindustrialisation de la France. Or, le marché de la défense est politique et versatile par nature, donc plus risqué que le marché civil. D’une part, les débouchés commerciaux sont complètement à la discrétion des États. D’autre part, c’est un secteur de forte intensité technologique et capitalistique, dont la durée de retour sur investissement excède les attentes des acteurs privés les plus courants. L’appui financier de l’État et d’investisseurs de long terme est donc incontournable, notamment en R&D.

La bonne nouvelle, sur laquelle les économistes sont assez consensuels, est que l’investissement étatique dans l’économie de défense engendre en une décennie un accroissement de PIB du double de sa valeur initiale, particulièrement dans un pays comme le nôtre où la BITD est largement nationale. L’armement est une dépense rentable.

Une nécessaire remise en question

Malgré les succès de notre BITD, aucune position n’est définitivement acquise ! Les chocs récents ont révélé la fragilité d’un secteur qui dépend de chaînes d’approvisionnement lacunaires et d’un tissu de coopérations bousculé par des ambitions décomplexées, à la faveur de la recomposition du paysage stratégique. Notre faiblesse au sein de l’OTAN accentue cet état de fait au profit de concurrents hégémoniques.

De plus, la déstabilisation croissante depuis plusieurs années de l’investissement de défense appelle une stratégie de contre-influence, ainsi qu’une présence déterminée dans les instances internationales pour y promouvoir des règles adaptées.

La guerre en Ukraine accélère l’innovation agile dans tout l’écosystème de défense, et souligne le besoin de rénovation effective de notre processus d’acquisition. Mais la réduction des cycles industriels ne doit surtout pas raccourcir l’horizon de la PIA. En effet, la mobilisation de toutes les ressources matérielles et humaines qui concourent à la disponibilité de l’industrie de défense est opérante dans le temps long. Sa cohérence réclame une concertation interministérielle. À titre d’exemple, l’esprit de défense, les cursus de formation, les matériaux rares et l’énergie compétitive font partie des fondements qui dépassent largement le cadre du ministère des armées.

Face au relèvement du niveau des menaces et de la posture de défense, la présente LPM entérine une hausse budgétaire significative en valeur courante. Elle est néanmoins fortement obérée par l’inflation et ne suffira pas à préserver notre modèle d’armée complet. Comment éviter que l’écart ne se creuse entre la France et d’autres grands pays en fonction de leur marge de manœuvre budgétaire ?

Il est certes légitime de questionner le budget lui-même, d’autant plus que le seuil de 2 % du PIB va s’imposer parmi les pays de l’OTAN et sera parfois dépassé. À titre de comparaison, l’effort de défense se situait entre 3 % et 5 % du PIB pendant la Guerre Froide. Mais en tout état de cause, des coopérations seront nécessaires ; elles peuvent être également très bénéfiques pour notre pays, à condition d’être fondées sur une profonde harmonisation de besoins militaires clairement exprimés, sur une même ambition à l’export et sur le respect de nos compétences industrielles. Celles-ci résultent de décennies d’investissement pour les investisseurs, dont l’État. Elles représentent une forme de capital et une somme d’emplois très qualifiés qui méritent d’être valorisés et protégés dans tout accord international.

Enfin, les acteurs économiques ont un rôle à jouer car ni l’État ni l’Union européenne ne peuvent financer tous les défis de la BITD. La création d’un indicateur public traduisant les bénéfices et la performance de la PIA serait de nature à éclairer les investisseurs et à renforcer l’adhésion de la Nation à cet effort collectif. Les initiatives des acteurs du capital-risque et les propositions de mobilisation de l’épargne privée vont dans le bon sens, même si l’on est encore très en-deçà de la force de frappe des grands fonds anglo-saxons.

Une seule finalité pour la PIA : préparer la BITD à faire face

Que conclure après ce bref tour d’horizon ? D’une part, que les réussites de la BITD française ne sont pas le fait du hasard mais les fruits d’une politique industrielle de longue date, enracinée dans une ambition d’autonomie stratégique. En témoignent son remarquable bilan à l’exportation, autant que les actions de contestation dont elle est la cible. D’autre part, que le retour d’une époque de crise impose un aggiornamento urgent à tous les volets et acteurs de la PIA, pour suivre le tempo et garantir aux armées une industrie « parée à virer » à tout moment.

 

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