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Au-delà du seul volet industriel, une défense européenne exige un saut quantique politique
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06 juillet 2024

DE L’EUROPE DE LA DÉFENSE À LA DÉFENSE EUROPÉENNE : L’INDISPENSABLE SAUT QUANTIQUE
PAS DE DÉFENSE EUROPÉENNE SANS UNE INSTANCE POLITIQUE APTE À DÉCIDER

Publié par Frédéric Mauro, avocat au barreau de Bruxelles, chercheur associé à l’IRIS | N° 132 - MONTÉES EN PUISSANCE

Depuis la guerre en Ukraine qui a débuté en 2014, les instances européennes ont investi le champ de l’industrie de défense. Leur action a été plus rapide et plus audacieuse que celle des États membres. Elle se heurte néanmoins à un plafond de verre qui est celui de leur compétence juridique : elles n’en ont aucune en matière de défense. Or l’industrie de défense ne fait pas toute la défense. Pour qu’une authentique défense européenne advienne, il faudrait que les États membres s’accordent sur un mécanisme de prise de décision partagée qui soit à la fois efficace, légitime et pérenne. C’est un saut quantique qu’ils se refusent pour l’instant à franchir. Pour combien de temps encore ? Et à quel prix ? 


L’Europe de la défense n’a pas produit de capacité commune à se défendre...

L’Europe de la défense est une vieille antienne, utilisée exclusivement en France et répétée à l’envi depuis son apparition en 1999. Le succès de cette expression vient de son ambiguïté, chacun y déposant le contenu qui lui sied, l’essentiel étant de rester dans un cadre intergouvernemental, cadre consacré dans tous les traités européens depuis celui de Maastricht en 1992. Or, depuis plus de trente ans, cette « Europe de la défense » n’a donné à l’Union qu’une modeste capacité autonome de défense pour gérer quelques crises dans son voisinage, à condition toutefois qu’elles ne fussent pas trop violentes.

... et la défense européenne n’existe pas encore.

La défense européenne, si elle existait, serait la défense du territoire de l’Union européenne, par ses États membres et dans son propre intérêt ; en somme, une défense de l’Europe par l’Europe et pour l’Europe. Une telle défense n’est pour l’instant qu’un vœu pieux, tant les États membres veillent jalousement à ce que la « défense » proprement dite, c’est-à-dire les forces armées, reste de leur compétence et ne consentent, sous la pression, qu’à de maigres avancées dans le domaine de l’industrie de la défense.

Les instances européennes ont multiplié les initiatives en faveur de l’industrie de défense... Depuis 2014, à cause de l’annexion de la Crimée par la Russie et grâce à l’arrivée de Jean-Claude Juncker à la tête de la Commission, les instances européennes ont investi les domaines de la recherche de défense et de l’industrie de défense.

...face à des États membres trainant les pieds.

Il s’en est suivi une série ininterrompue d’initiatives. D’abord dans le domaine de la recherche qui a vu les fonds qui lui étaient dédiés passer de zéro à 8 milliards d’euros avec la mise en place d’un Fonds européen de (recherche) de défense. Puis, depuis février 2022, dans celui de l’industrie avec la mise en place de mécanismes d’acquisition conjointe d’équipements militaires et de munitions, jusqu’à la toute récente proposition d’un Programme européen pour l’industrie de défense (EDIP) dont l’objectif premier sera d’inciter les États membres à poursuivre ces achats communs. Toutefois, son règlement ne sera adopté, au mieux, qu’à la fin de l’année 2025 et son budget reste à définir, même si le chiffre de 100 milliards d’euros a été évoqué.

Face à cela, les États membres n’ont avancé qu’à pas comptés. Ils ont bien lancé en 2017 la coopération structurée permanente. Cependant, le mécanisme mis en place n’a plus grand-chose à voir avec le mécanisme de développement capacitaire intégratif prévu dans le traité de Lisbonne et qui aurait dû être lancé, selon ce même traité, en... 2010. Ce n’est qu’une simple plateforme de coopération regroupant des projets mineurs qui auraient très bien pu voir le jour, sur une base multilatérale, en dehors de l’Union. Chacun continue de faire ce qui lui plait, sans résultat critique. Il est vrai qu’en 2022, les États membres ont détourné la « facilité européenne de paix », pour venir en aide militairement à l’Ukraine. Toutefois son fonctionnement actuel dans un cadre intergouvernemental est loin d’être optimal, tant les États membres n’arrivent pas à s’extraire d’une logique transactionnelle. Il est peu probable qu’il survive en tant que tel, sans un saut quantique.

L’équation de la défense européenne est simple à poser. Le saut quantique consisterait à la rendre effective.

L’équation de la défense européenne a été posée dans la déclaration de Saint-Malo du 4 décembre 1998. Elle n’a pas varié depuis : « Afin de pouvoir jouer tout son rôle sur la scène internationale (...), l’Union doit avoir des capacités d’action autonome, appuyées par une force militaire crédible, les moyens d’y avoir recours et la volonté de le faire afin d’agir dans les crises internationales ». Ce que l’on peut résumer sous la forme d’une multiplication : Défense européenne = Volonté politique x Aptitude à décider x Capacité autonome d’action. Si l’un seulement de ces éléments est égal à zéro, le produit sera lui aussi égal à zéro.

Jusqu’à présent, les instances européennes ont jeté les bases d’une action commune en faveur de l’industrie de défense. Mais pour exister, la défense européenne a besoin de bien plus que cela : une instance politique, à la fois légitime, pérenne et apte à décider de la planification de défense, c’est à dire de l’outil militaire désiré pour l’Union et de son emploi opérationnel, dans des délais compatibles avec une crise internationale. Cela supposerait de réviser les traités européens, ce qui semble à ce stade improbable compte tenu de la nécessité de s’accorder sur un projet de révision... à l’unanimité des États membres.

Plus facile à mettre en œuvre, la voie nationale nous conduira malheureusement à tailler davantage encore le « bonsaï » de notre armée. Et c’est bien ce qu’a fait la dernière loi de programmation militaire, car en dépit de l’augmentation spectaculaire des crédits, le format des forces (avions de combat, blindés, etc.) va encore décroître au profit d’une augmentation des munitions dans le but légitime de gagner plus « d’épaisseur ».

Si la voie européenne semble donc obérée par l’impossibilité de modifier les traités, et si la voie nationale nous condamne à une armée de poche taillée pour les missions expéditionnaires, alors que faire ?

Une solution possible serait de mettre en place, en dehors des traités, un « Eurogroupe de défense » comme l’avait proposé le Sénat en 2012, ou un « conseil de sécurité européen » réduit à quelques membres tel que l’avaient évoqué les dirigeants allemands et français au sommet de Meseberg en 2018. Pour l’instant, cette solution est écartée tant la mésentente règne entre dirigeants français et allemands. Peut-être faudrait-il sortir du face à face franco-allemand et envisager un regroupement entre pays « capables et désireux » d’aller de l’avant ? La France pourrait ainsi agréger autour d’elle les pays du Sud – Italie, Espagne, Grèce, Chypre – plus quelques autres à l’Est et au Nord (Pologne, Pays Baltes, Tchéquie).

À défaut, l’Union sera contrainte de bricoler des solutions telles que la mise en place d’un « Commissaire européen à la défense » qui serait aussi l’adjoint du Haut représentant-Vice-Président (HR-VP). Ce commissaire pourrait se voir attribuer les compétences « défense » de l’actuel HR-VP en matière de politique de défense et de sécurité commune (PSDC) et de direction de l’Agence européenne de défense (AED). Cette innovation, qui est celle qui tient la corde actuellement à Bruxelles, permettrait de dissocier les fonctions « affaires étrangères » des fonctions « défense » et ainsi permettre l’élaboration d’une authentique planification de défense européenne. C’est le mieux que l’on puisse espérer en ce moment tragique de l’histoire où l’Ukraine semble sur le point de sombrer tandis que les États membres, tels l’orchestre du Titanic, continuent de jouer chacun leur propre partition sur le pont du navire.

 

Auteur

Frédéric Mauro, avocat au barreau de Bruxelles, chercheur associé à l’IRIS

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