INTERVIEW DE CAROLINE LAURENT
L'Espace pour la Défense ou la défense de l'Espace ?
INTERVIEW : Caroline Laurent, IGA, Directrice de la stratégie de la DGA depuis 2014 avant de devenir directrice des systèmes orbitaux du CNES (sept 2019) répond aux questions de la CAIA.
1984 : SYRACUSE IA, premier satellite français à usage militaire. Depuis donc bientôt 35 ans, la France utilise l’espace à des fins militaires. Si les principes régissant les activités humaines dans l’espace extra-atmosphérique sont inscrits dans plusieurs textes internationaux, force est de constater qu’aujourd’hui l’espace devient un lieu de confrontations. L’enjeu : être en mesure de répondre en cas d’agression, afin de défendre nos moyens spatiaux d’observation, de télécommunications et d’écoute.
La CAIA : La destruction en orbite par l’Inde, le 27 mars dernier, de l’un de ses satellites en basse altitude (300 km environ) a remis deux menaces sous les feux de la rampe : les armes anti-satellites et la prolifération des débris. Comment intègre-t-on ces menaces dans la préparation des systèmes spatiaux futurs ?
Caroline Laurent : La destruction de satellites est une menace peu crédible : une grande puissance spatiale qui a des moyens dans l’espace ne peut pas se permettre de prendre le risque de détruire ou de polluer les orbites dont elle est dépendante.
La Chine a détruit un de ses satellites, l’Inde aussi mais en orbite plus basse afin que les débris retombent assez rapidement dans l’atmosphère. La vraie menace c’est le brouillage, l’aveuglement ou les armes électroniques. Il faut qu’on se protège contre ces armes, éventuellement qu’on se prépare à en avoir nous-mêmes. La France pourrait se donner comme objectif d’atteindre un niveau dissuasif mais sans forcément être destructeur.
Naturellement, cette dissuasion doit rester conforme aux règlementations et accords internationaux, et nationaux telle que la loi sur les opérations spatiales. Cela reste un subtil équilibre à construire.
La CAIA : La SSA (Space Situational Awareness) est sur toutes les lèvres et concerne autant le civil que le militaire. Le radar Graves est en cours de rénovation pour durer jusqu’à 2030. Quel système prendra la relève pour garantir une autonomie française ou européenne d’appréciation ? S’appuiera-t-on sur un système au sol ? Un système en orbite ?
C.L.: Il faut rappeler que le radar Graves est à la base un démonstrateur devenu opérationnel en 2007. On ne peut détecter que des objets en orbite basse, mais pas tous,et donc pas les satellites géostationnaires, d’où une dépendance vis-à-vis des Américains qui nous fournissent les données de leurs moyens de SSA. En France, le Cnes reçoit les bulletins d’orbite et entretient une situation spatiale mais avec des moyens plus limités. Le fait d’avoir un seul radar empêche de faire simultanément une veille permanente et d’opportunité, qu’on pourrait faire avec deux radars. Au-delà de Graves, il faut réfléchir en termes de besoin capacitaire, et commencer par utiliser les moyens aujourd’hui disponibles.
Radar Graves, système français de détection de satellites évoluant en orbite terrestre basse développé par l’ONERA sous contrat DGA
Dans cette perspective, moyens sol et satellites sont complémentaires. Disposer d’un système en orbite pour surveiller l’espace n’est pas forcément une nécessité. Il est important de miser sur des capteurs de nature différente (radar, optique), permettant surveillance et identification. Sur ces moyens de surveillance et d’identification, nous privilégions à ce stade un axe franco-allemand mais avec l’espoir de l’étendre progressivement à d’autres partenaires européens. Par contre, construire un C2 européen aurait du sens, et il y a des projets en ce sens actuellement à l’initiative del’Italie.Auseindelacoopération structurée permanente, une feuille de route peut être construite, à la fois sur la surveillance pour peser face aux Américains, ou dans le domaine de l’alerte. Cela est d’ailleurs une nécessité car, pour la SSA, aucun pays ne peut construire une véritable capacité complète seul.
La CAIA : On se prépare outre Atlantique à la mise en place d’une Space Force pour défendre les intérêts américains dans l’espace. Quelle place pour une autonomie française ou européenne ?
C.L. : Des réflexions sont en cours sur le niveau d’indépendance souhaité vis-à-vis des Américains. Dans l’espace, il n’y a qu’à l’échelle de l’Europe que l’on peut se doter des moyens d’être autonome. L’idée n’est pas de s’affranchir des Américains, mais de pouvoir basculer d’une capacité à une autre afin de garantir une résilience, comme avec Galileo vis-à-vis du GPS.
Une des particularités du spatial est qu’il y a plus d’applications dans le civil que dans le militaire. Construire une BITD européenne est donc un véritable enjeu, mais l’espace s’y prête bien. En effet, si nous avons des grands maîtres d’œuvre, tels que TAS et ADS qui cohabitent en France, et désormais OHB en Allemagne qui prend de l’ampleur, ces groupes essaiment au sein de toute la chaîne de sous-traitance, qui est plus largement répartie en Europe. L’espace est donc un candidat de choix pour la construction de projets européens.
Concernant la Space Force, il ne faut pas oublier que si l’espace devient un milieu de confrontations, il n’est pas une fin en soi. En France, on devrait renforcer le Commandement Interarmées de l’Espace, en le plaçant dans la chaîne de responsabilité de l’Armée de l’Air. Envoyer des combattants reste pour l’instant du domaine de l’imaginaire : le but pour la France est bien de défendre ses satellites.
La résilience des moyens spatiaux c’est aussi de ne pas tout miser sur l’espace. Les marins par exemple sont très attachés à la HF ou utilisent aussi la navigation inertielle. On peut également augmenter les possibles, comme par exemple en dotant le Rafale F4 de moyens de communication par satellite protégés. Nous n’avons toutefois pas la même dépendance que les américains et donc pas les mêmes enjeux.
La CAIA : Les armées françaises renouvellent en ce moment leurs capacités spatiales : observation (CSO), écoute (CERES) et communications (Syracuse IV). Envisage-t-on des capacités spatiales militaires de rupture françaises et/ou européennes ?
Syracuse IV, système de communications militaires impliquant 2 satellites de 3,5t chacun à lancer en 2021 ; notifié en 2015 par la DGA à TAS et Airbus Defence & Space
C.L. : Dans le domaine spatial on a tendance à faire des Big Bangs. Concernant le post-CERES et le post-CSO, on pense à une logique incrémentale. Il faut profiter des pas technologiques en complément de l’existant afin de définir des capacités en constante amélioration. Les constellations ont un intérêt, il y a des choses à faire. Toutefois, on ne remplacera probablement pas nos gros satellites par plusieurs petits (ou alors pas au même prix), en revanche on pourra apporter des compléments, à l’image des standards du Rafale. On souhaite utiliser des moyens complémentaires et bénéficier de la miniaturisation pour augmenter ces performances.
Le modèle de l’écoute est intéressant : par quelques financements ciblés sur des briques technologiques, on peut envisager d’ajouter des charges utiles d’écoute AIS sur les Cubesat d’Argos next et ainsi bénéficier d’une vraie capacité de surveillance maritime, en complément de CERES. Il y a aussi des compléments à faire au sol (algorithmes d’intelligence artificielle, big data...) que l’on peut implémenter avec un rythme plus soutenu que les lancements.
La CAIA : Et des constellations de satellites pour gagner en résilience et/ou atteindre des théâtres émergents (Arctique, Pacifique) ?
C.L. : Si on était très riches comme les américains on pourrait commencer à faire du défilant, des constellations qui permettent une meilleure couverture dans le grand nord... Nous on s’appuie sur des opérateurs commerciaux (conventions ASTEL-S passées par la DIRISI) en complément de nos moyens SATCOM.
Concernant des constellations souveraines, nous avons prévu d’étudier la question, mais in fine on se dira que c’est plus cher et ça fait quand même beaucoup de satellites pour couvrir la Terre entière alors que finalement nos zones d’intérêt sont localisées sur un tiers. Techniquement c’est faisable, mais au regard des investissements nécessaires ce serait une capacité européenne comme Galileo. Aujourd’hui on est plutôt dans la mise en commun de capacités nationales, comme pour la surveillance de l’espace, même si dans le consortium initial des pays participant au projet européen SST (Space Surveillance and Tracking), seulement deux pays sur cinq ont vraiment des capacités.
La CAIA : L’Europe, chance ou menace ? Est-ce que ça peut permettre de faire le poids par rapport aux américains ?
C.L. : Je suis sûre qu’on est à leur niveau, nos industriels gagnent des compétitions (Oneweb pour Airbus,Iridium pour Thales), mais nous sommes pénalisés par des volumes de production inférieurs. Pour le post-CSO, on sait qu’augmenter considérablement la taille du miroir serait très risqué technologiquement. Dans les domaines où on est très bon (aéronautique de combat, espace), coopérer c’est forcément accepter plus ou moins des duplications de compétences chez les autres, voire à la fin des dépendances, mais il n’y a que l’Europe qui peut mettre les moyens.
Dans le domaine de la défense, les petits pays qui n’ont pas d’industrie spatiale peuvent mettre en avant quelques PME qui contribueront à tous les programmes, européens mais aussi nationaux. Un aspect particulier du spatial est qu’il y a beaucoup plus de programmes civils que militaires : la consolidation à l’échelle européenne existe déjà. Même si on finance un satellite 100% français, il y a de l’argent qui va partout en Europe. C’est ce que cherche à construire le Fonds Européen de Défense, sur tous les domaines : bâtir des centres d’excellence un peu partout en Europe.
La CAIA : Space X représente un changement de stratégie économique
C.L. : En effet, Space X marque un changement dans les méthodes de développement, dans la gestion des marges de dimensionnement, et dans les stratégies industrielles et économiques dans le milieu spatial, notamment avec le caractère réutilisable. En Europe, cela va conduire à accélérer le calendrier post-Ariane 6. Face à Space X, il faut faire moins cher et peutêtre réutilisable, par conséquent on réduit aussi la synergie avec la dissuasion (propulsion exclusivement liquide pour le réutilisable). En termes de maintien de compétence c’est un véritable enjeu : si on réutilise, on fabrique moins de lanceurs et on prend des risques, on perd des compétences, et in fine c’est plus cher. Le modèle économique change radicalement, la réflexion sur le post-Ariane 6 démarre.
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