LANCEURS : L’EUROPE DOIT REPRENDRE LA MAIN
Faute d’initiative forte, l’Europe est en retard sur les lanceurs. Une préférence européenne et une grande ambition commune pourraient revitaliser nos capacités
A l’été dernier Edith Cresson et moi-même avons signé un article sonnant l’alerte sur l’avenir de l’Europe spatiale et notamment l’avenir de son nouveau lanceur Ariane 61. Certains se gaussaient en 2014 des « illusions » technologiques d’Elon Musk. Depuis, les lanceurs de SpaceX ont le vent en poupe. La Chine a emboîté le pas et prépare aussi des lanceurs en partie récupérables. Une autre société américaine, Blue Origin, se positionne avec des lanceurs au premier étage réutilisable. Le Japon, l’Inde sont aussi sur la brèche. Certains évoquent maintenant la mauvaise santé financière de SpaceX, en oubliant que la fortune personnelle d’Elon Musk est de plus de 20 milliards de dollars...
Des paris insuffisants et tardifs
L’Europe miserait presque tout sur Ariane 6 dont les premiers lancements sont prévus en 2020 et pour laquelle on n’a pas l’engagement des Etats européens à lui réserver les lancements de satellites institutionnels. Outre Atlantique, le Buy American Act prévoit que tout satellite payé par le contribuable américain doit être lancé par une fusée fabriquée à plus de 51 % aux Etats-Unis. Qu’attend donc l’Europe pour faire de même ? Le satellite luxembourgeois SES 14, construit par Airbus a été lancé par SpaceX...Certes, ArianeGroup étudie aussi des options de récupération à l’horizon 2030, voire des options futuristes de lancement
par catapulte électromagnétique. Mais elle pourrait bien avoir des années de retard. Les organisations industrielles d’ArianeGroup et d’Airbus peuvent-elles la « booster » ? L’état actuel de l’UE ne laisse rien présager de bon. Une défense européenne ne peut pourtant pas se priver de capacités de lancement européennes ! Quelque part, c’est en partie le projet avorté en 1992 de la navette spatiale européenne Hermès qui a permis à l’Europe d’être au rendez-vous de la compétition mondiale avec un lanceur de forte capacité, Ariane 5, qui a pu capter 50 % du marché des lancements de gros satellites. Sans le projet Hermès, aurait-on fait Ariane 5 à temps pour capter ce marché ? Aujourd’hui, quel déclic permettra à l’Europe de rester dans la course ?
Un domaine devenu très concurrentiel
On est aujourd’hui dans un contexte de concurrence exacerbée pour les lanceurs de gros satellites, une vingtaine par an dans les bonnes années, mais aussi de montée en puissance de kyrielles de petits satellites, qui, pour partie, sont des alternatives à de gros satellites. Les options de lanceurs pour ces petits satellites foisonnent : petites fusées, avions, ballons ou drones de lancement. Et là, les initiatives se multiplient. Il n’y a plus à tergiverser : la réussite de SpaceX, avec Falcon 9 et demain avec Falcon Heavy et sa fusée BFR, vont ébranler le marché de mise en orbite de satellites lourds et, si on y ajoute les nouvelles fusées de Blue Origin (créée par Jeff Bezos, patron d’Amazon), celles des Indiens et celles de la série « Longue Marche » des Chinois), on voit se dessiner non seulement une concurrence implacable pour les mises en orbites basses ou géostationnaires de gros satellites mais aussi pour celles de myriades de nano ou petits satellites. Pour ces derniers, l’Europe a pu sauver les meubles avec la fusée de lancement Vega, plus petite qu’Ariane 6. Une version C de ce lanceur d’origine italienne est en cours de développement avec capacité de mettre en orbite des dizaines de petits satellites. Heureusement d’ailleurs que les Italiens avaient développé les premiers lanceurs Vega fin des années 90 ! Des « dispenseurs » de petits satellites sont déjà opérationnels sur Falcon 9 pour mettre en orbite des grappes de satellites, à l’instar du lancement réussi en septembre dernier des 64 nano et microsatellites qui appartiennent à 34 organisations différentes, allant de sociétés commerciales à des universités. Les « dispenseurs » pour Ariane 6 en sont encore au stade des études et développement à l’horizon 2021. Outre les deux versions prévues, 62 et 64, d’Ariane 6, on nous parle maintenant des prodiges dont sera capable un nouveau petit lanceur Callisto puis Thémis, une « Ariane Next » en 2030 avec des éléments récupérables, mais hélas avec au moins dix ans de retard sur la concurrence ! Quant aux satellites institutionnels européens, dont les militaires, nécessaires pour lancer une première fabrication d’Ariane 6, il en manque encore 4 à l’appel. Les gouvernements européens semblent avoir vu l’importance de l’Europe spatiale, mais où sont les engagements formels ? N’oublions pas que l’Allemagne a signé en 2013 avec SpaceX un contrat de lancement de ses satellites radar Sarah en 2018 et 2019, sans que l’on comprenne pourquoi Ariane 5 n’aurait pas fait l’affaire en attendant les premiers vols d’Ariane 6 encore hypothétiques en 2020...Il est urgent de s’engager formellement au niveau d’un conseil européen, voire d’un nouveau traité européen du spatial. Evidemment un Brexit ne va certes pas simplifier les choses et on ignore encore l’étendue du désastre à venir pour l’Europe spatiale...
Hélium 3, un grand projet fédérateur pour le long terme ?
Mais encore plus inquiétante est la courte vue de l’Europe dont les projets ne visent principalement qu’à mettre des satellites en orbite, voire aussi quelques sondes et robots dans l’espace. Les Américains, Indiens, Russes et Chinois auront demain des lanceurs lourds, proches de la fusée Saturne V, et donc la possibilité d’installer des bases sur la Lune pour en ramener son hélium 3 dans des réacteurs de fusion nucléaire2. Ces réacteurs pourraient bien mieux fonctionner dans les prochaines décennies que le réacteur expérimental Iter puis le réacteur prototype DEOM basés sur la fusion deutérium/tritium3. Ce n’est hélas pas Ariane 6 ni « Ariane Next » qui nous permettraient d’envoyer des hommes sur la Lune et d’en ramener assez d’hélium 3. Il n’y a donc rien d’extraordinaire à envoyer aussi une sonde sur le Lune avec Ariane 6 pour chercher de l’hélium 3 dont on sait déjà qu’il existe sur la Lune et qu’on serait incapable de ramener sur terre...
Que faire ?
Il est essentiel de conclure un véritable traité spatial européen qui engagerait tous les Etats-membres à lancer leurs satellites institutionnels avec des lanceurs européens. Avec ou sans Brexit, l’adhésion de la Grande-Bretagne à un tel traité serait sans doute utopique...
Il faut changer la gouvernance de l’Europe spatiale et rendre son développement beaucoup plus agile et réactif. Il ne faut pas exclure pour cela de donner plus d’initiative à l’industrie et de diminuer drastiquement la lourdeur des organismes institutionnels européens...
Obtenir de l’Europe une décision pour le développement de lanceurs lourds y compris en vue des vols habités vers la Lune. Si l’hypothèse de l’exploitation de l’hélium 3 lunaire devient crédible dans les cinquante prochaines années, l’indépendance énergétique de l’Europe et donc sa contribution au « refroidissement » de la planète pourrait bien en dépendre.
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