L’EUROPE, CIBLE DE TOUTES LES INFLUENCES
L’Europe est écartelée entre popularité retrouvée et insatisfactions internes. Le Brexit est l’occasion de se poser les bonnes questions, celles que la France a occultées dans les lamentables campagnes pour les référendums de 1992 et 2005 : à quoi sert l’Europe ? Qui décide vraiment ? Sous quelles influences ?
Les Français et les Européens en général ont un rapport ambigu avec l’Europe. La contradiction semble aller croissant.
D’un côté, les sondages suivis sur une longue période montrent que l’idée d’Europe a quasiment retrouvé ces derniers mois sa popularité d’avant Maastricht. L’attribut européen de souveraineté principal, l’euro, bénéficie d’un tel soutien que les populistes de droite et de gauche ont dû renoncer à faire campagne sur le thème du retour à la monnaie nationale, devenue machine à perdre les élections. Même l’Europe de la défense, serpent de mer depuis la CED des années cinquante, semble enfin sortir des sphères éthérées de la diplomatie et se rapprocher du terrain, avec notamment un fonds Défense très richement doté au regard des initiatives passées.
De l’autre, l’Europe continue à être pointée du doigt dans un grand nombre de domaines comme la politique migratoire où l’insatisfaction est grande, et la liste des sujets d’inquiétude refuse obstinément de raccourcir. L’Italie a choisi l’affrontement avec Bruxelles sur le terrain budgétaire. La zone euro progresse trop lentement vers l’union bancaire et économique et risque ne pas être prête pour la prochaine crise. Les valeurs de base communauté de droit, indépendance de la justice, liberté de la presse sont remises en cause par plusieurs des États-membres rentrés depuis 2004. Le niveau de corruption et d’autoritarisme de certains amène à se poser la question de savoir ce que nous avons de commun avec eux.
L’Europe espace commun et poids dans le monde
L’Europe sert à beaucoup de choses, comme par exemple :
- étudier, travailler et vivre dans l’autre pays européen de son choix. Le programme Erasmus+ approche du million d’étudiants et d’apprentis par an. Le nombre d’Européens vivant dans un autre pays a doublé en dix ans ;
- produire pour un marché intérieur de 500 millions de personnes, avec une sécurité juridique et douanière totale, ce qui facilite les choses à la grande exportation ;
- exister diplomatiquement et commercialement, et peut-être un jour militairement, face à une Russie éprise de revanche et de provocations, à des États-Unis qui sous l’ère Trump nous traitent avec dédain, et une Chine qui se souvient mieux que nous de l’époque où elle a sombré jusqu’à devenir notre vassale et qui vient acheter nos ports et nos entreprises stratégiques et organiser des grandes manœuvres navales en Méditerranée.
Une politique d’expansion chinoise sur les ports et entreprises stratégiques européennes...
Ce sont les États-membres qui décident !
La deuxième question est plus subtile au plan constitutionnel mais assez claire quand on connaît le fonctionnement intime de la machine. L’instance décisionnaire la plus importante, et de loin, est le Conseil européen. Le Conseil européen a certes un Président depuis le traité de Lisbonne, mais ce Président sert surtout à trouver des dates de réunion, fixer des ordres du jour et chercher des compromis. Ceux qui décident ce sont les États-membres et surtout, encore aujourd’hui et malgré des élargissements mal réfléchis, les grands États-membres de l’Europe de l’Ouest. Après le suicide britannique le difficile couple franco-allemand est de retour, et je fais partie de ceux qui pensent qu’il va s’équilibrer et donc se renforcer avec le départ d’Angela Merkel.
Restent les influences. Elles sont nombreuses, complexes, subtiles, contradictoires. Les lobbies de toute nature (associations professionnelles, représentations des entreprises au niveau individuel, ONGs, vrais et faux think tanks) font l’objet de suspicions aussi graves et fréquentes que les scandales sont rares. Deux autres types d’influence sont moins commentés : les influences externes et l’opinion publique.
L’UE s’est toujours renforcée dans les périodes de menaces extérieures
Contrairement à l’Otan, l’UE ne s’est pas créée face à un ennemi, mais les crises l’ont construite (à l’exception peut-être de la chute du rideau de fer, à la suite duquel l’UE a perdu en popularité de façon frappante) :
- la globalisation au sens large a accéléré la création d’une poli tique commerciale intégrée ;
- la renonciation par les ÉtatsUnis à l’étalon-or en 1971 a entraîné une période de volatilité accrue entre monnaies européennes, une complexification de la gestion de la politique agricole commune et in fine la création de l’euro ;
- les chocs pétroliers de 1974 et 1979 ont grandement facilité l’élaboration d’un consensus sur la mise en place du marché unique dans les années 1980 ;
- l’éclatement de l’ex-Yougoslavie dans les années quatrevingt-dix, après avoir réveillé les vieilles inimitiés entre Européens de l’Ouest (les Allemands prenant instinctivement le parti des Croates et les Français celui des Serbes) a contribué à l’émergence d’une diplomatie commune ;
- le terrorisme islamiste a contribué à une réflexion en matière de services secrets : l’UE vient de proposer la création d’une « école d’espions » européenne sans soulever la moindre objection ;
- la menace économique chinoise a décoincé le règlement sur le contrôle des investissements étrangers que le Conseil et le Parlement ont adopté fin novembre ;
- le réchauffement climatique a inspiré ou facilité de nombreuses actions communes (ETS, promotion active des renouvelables, indirectement accords de Paris) malgré les divergences persistantes entre États-membres sur le nucléaire ;
- l’immigration clandestine finira bien par aboutir à une politique européenne en matière d’asile et de police aux frontières digne de ce nom. Malgré des désaccords encore violents le Président de la Commission européenne a pu proposer en septembre la création d’un corps de 10 000 garde-frontières européens sans susciter la moindre réprobation.
Le passage de migrants par la Méditerrannée, une question insoluble pour l'Europe ?
L’opinion publique a un réel poids sur la Commission européenne
Bien évidemment la Commission européenne se soucie beaucoup et constamment de l’option des États-membres et du Parlement européen. Certes c’est elle qui propose les nouvelles législations mais son côté masochiste a ses limites : elle ne propose pas un texte qui n’a aucune chance d'être adopté par les législateurs, c’est-à-dire les États et le Parlement (qui sont à parité sur la procédure standard de codécision). L’horrible Commission est en fait une machine à tenter de forger un consensus et, à défaut, à calculer le barycentre des différentes opinions. Je parle d’expérience, j’ai beaucoup calculé il y a un quart de siècle quand je préparais les législations pour le passage à l’euro.
Derrière les États il y a l’opinion publique. Je laisse aux sociologues la question éthérée de savoir s’il y a une opinion publique européenne digne de ce nom ou juste une collection d’opinions publiques nationales sans rapport l’une avec l’autre. Le fait demeure que l’Europe s’intéresse de près à l’avis de ses 500 millions de citoyens, et depuis longtemps.
L’eurobaromètre, créé par un technocrate français éclairé, a fêté cette année son 45e anniversaire et son contenu est une mine de renseignements sur une longue série de sujets économiques et sociétaux. Il intéresse hélas peu en dehors de Bruxelles, mais dans la bulle européenne c’est un sujet d’attention constante.
L’intérêt pour l’avis des citoyens va au-delà des sondages. Le traité de Maastricht a mis en place à la fois des pétitions, que tout citoyen de l'Union européenne a le droit d'adresser au Parlement européen, et un droit d'initiative citoyenne européenne à un rassemblement d'au moins un million de citoyens de l'UE venant d'au moins un quart des pays membres. Non seulement cet outil existe mais il en est fait grand usage. Il y a constamment une petite dizaine d’initiatives citoyennes européennes en cours. La Commission va jusqu’à permettre de signer en ligne sur son propre site, avec une facilité d’accès à faire pâlir beaucoup d’institutions réputées démocratiques http://ec.europa. eu/citizens-initiative/public/initiatives/open.
Parfois c’est la Commission qui lance d’elle-même une consultation. Celle de l’été 2018 sur le changement d’heure a été un succès, avec plus de quatre millions et demi de réponses, demandant majoritairement (80 %) la fin du changement, et le maintien de l’heure d’été toute l’année. Dans un élan de subsidiarité qui aurait dû enchanter les eurosceptiques les plus résolus, la Commission a proposé de rendre leur liberté aux États-membres (heure d’été toute l’année, heure d’hiver toute l’année ou maintien au niveau national du système actuel). La réponse des États-membres a été intéressante : à la première réunion du comité ad hoc du Conseil, seize d’entre eux ont dénoncé le manque de responsabilité de la Commission.
La France en faisait partie, évidemment.
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