UNE ŒUVRE COMMUNE
Une œuvre commune
Quand on a été commandant de sous-marins nucléaires et chef d’état-major de la Marine dans une période de grande modernisation des capacités navales, on mesure parfaitement pourquoi il faut s’intéresser à l’étude du facteur humain dans un environnement technologique complexe. Long processus entamé depuis des décennies, jadis limité à l’analyse de l’ergonomie et des interfaces mécaniques homme-machine, cette étude prend aujourd’hui une acuité particulière dans notre monde de fulgurance technologique. Sur les bâtiments modernes de la Marine, elle se pose sous différentes formes : l’interactivité humaine avec des équipements de plus en plus sophistiqués, le nombre et la place de l’équipage vis-à-vis de la machine dans un milieu par nature dangereux, la gestion et le tri d’une masse croissante d’informations, le degré de confiance que l’on peut accorder à des systèmes automatisés et la résilience globale du navire dans des situations de combat. Toutes ces questions sont au cœur de l’efficacité opérationnelle mais aussi de la sûreté et de la sécurité des bâtiments. Elles ne sont pas l’apanage des armées et sont posées depuis longtemps dans d’autres milieux civils, comme ceux de l’espace, de l’aéronautique et de l’énergie nucléaire.
J’ai eu la chance de pouvoir visiter, au mois de décembre dernier, le sous-marin nucléaire d’attaque « Suffren », dernier né de la technologie française de défense. En visitant ce bâtiment, que notre pays a été capable de réaliser en toute indépendance, je me suis d’abord dit que j’étais là très loin des discours médiatiques permanents sur le supposé déclin irréversible de notre pays et sur son incapacité à faire preuve de génie. L’inverse s’étalait sous mes yeux. Ce succès n’est pas le fruit du hasard mais bien celui de la complicité ancienne entre ingénieurs et marins. Mais ce qui m’a le plus interpellé est l’aisance avec laquelle les femmes et les hommes de l’équipage, élevés dans le culte de l’hyper connectivité, se fondent dans ce bijou de haute technologie. Leur jeunesse et leur enthousiasme ne sont pas différents des miens lorsque j’étais embarqué sur les prédécesseurs de ces bâtiments mais leur place dans le système a profondément évolué. Le cœur du métier n’a à l’évidence pas changé : les principes essentiels de navigation, de sécurité et de combat restent les mêmes. En revanche, ses modalités d’exécution sont profondément différentes. Le degré croissant de haute technologie a amplifié les capacités du couple homme/machine mais a aussi profondément modifié leurs relations. Désormais les principaux défis d’un équipage consistent à interpréter la masse vertigineuse de données délivrées et mises en ordre par des machines, à savoir intervenir à bon escient dans une séquence gérée automatiquement par un équipement et aussi contrôler la cohérence des résultats qui lui sont présentés.
L’étude du facteur humain est donc vitale. Elle ne saurait se limiter à l’examen de la possibilité d’une erreur humaine mais doit bien être élargie à la question de l’adaptabilité de l’homme dans un environnement complexe. L’optimisation du rôle des membres d’un équipage, dans un milieu de travail de plus en plus sophistiqué, fait intervenir tous les aspects de la performance humaine. Elle est multidisciplinaire par nature et fait appel aux neurosciences, à l’ingénierie des systèmes, à la psychologie cognitive, aux sciences humaines et à bien d’autres disciplines. Cette étude doit prendre corps dès la conception d’un nouvel équipement. Cela demande à l’évidence un dialogue toujours plus important entre les concepteurs, les intégrateurs et les utilisateurs. Le retour d’expérience doit pouvoir aussi être réinjecté rapidement dans le système. À cet égard l’Œuvre commune, chère aux sous-mariniers, qui permet la fertilisation croisée des compétences entre militaires, ingénieurs et spécialistes peut être considérée comme un excellent modèle.
Cette nouvelle manière d’appréhender les rapports entre l’Homme et la machine a des conséquences humaines importantes pour les armées et pour toutes les directions concourant à la défense de notre pays. Cela impose d’abord d’adapter leurs modèles de ressources humaines à la vitesse de la technologie et de continuer à les faire évoluer vers une gestion souple des compétences véritablement pilotée par les ingénieurs et les opérationnels, et non par un système administratif qui serait trop rigide et trop éloigné des réalités complexes de ce nouveau monde. Il convient également d’ajuster en permanence les processus de sélection et de formation du personnel puis d’assurer sa nécessaire fidélisation. Enfin, ce nouveau paradigme a aussi des conséquences directes sur les organisations qui doivent être régulièrement réexaminées à une fréquence qui ne correspond plus à la durée de vie mécanique des équipements mais bien à leur durée de vie numérique, beaucoup plus courte. Cela entraîne de facto une profonde modification de la pyramide des grades en raison des compétences accrues demandées aux militaires, ce qui a un impact sur l’art du commandement lui-même.
À l’heure où l’intelligence artificielle s’infiltre dans notre vie quotidienne, une question obsédante se pose : Peut-on envisager que les équipements perfectionnés remplacent un jour complètement l’Homme dans les systèmes de combat ? Je ne le crois pas et ne le souhaite pas. D’abord parce que si l’élément humain est le plus vulnérable à des influences qui peuvent compromettre ses performances, comme le stress ou la fatigue, il est aussi la partie la plus souple et la plus adaptable de ces systèmes. Mais surtout parce que le but d’un outil de défense reste le combat et qu’il ne saurait être question, pour des raisons éthiques, de déléguer l’ouverture du feu et donc la capacité à donner la mort, à une machine aussi perfectionnée soit-elle. Il convient donc dans ce domaine de refuser l’asservissement total de l’homme à la machine et de rappeler que celle-ci doit rester avant tout une aide précieuse à la décision, à l’action et au commandement.
Bernard Rogel, Amiral, Chef d’état-major de la marine (2011-2016), Chef d’état-major particulier du Président de la République (2016-2020)ancien chef vient de publier le livre « Un marin à l’Elysée »
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