EMBRAER, LEADER MONDIAL DANS UN PAYS DE CONTRASTES ?
Dans un pays qui privilégie habituellement l’industrie de main d’oeuvre, EMBRAER a su intégrer des méthodes modernes et largement outillées de production, notamment les outils de Dassault Systèmes, pour lequel l’auteur a travaillé.
Embraer, sa genèse au service de l’indépendance aéronautique du Brésil
Depuis le milieu des années 50, le gouvernement s’est attaché les services de l’ingénieur Allemand Henrich FOLKE et de ses équipes, reconnus pour leurs concepts originaux, afin qu’ils viennent enseigner au sein du CTA (Centre Technique Aérospatial de l’Armée de l’Air Brésilienne) et qu’ils partagent leurs travaux innovants de construction aéronautique.
Ainsi en 1965 est né le projet de construction d’un aéronef qui réponde aux besoins de connecter commercialement les villes de tailles moyennes disposant de moyens aéroportuaires rudimentaires. Le premier avion Bandeirante – EMB 110 – est ainsi né, son nom reprenant le nom des colons portugais qui à partir du XVIe siècle pénètreront au cœur du territoire brésilien.
A partir de 1969, la société Embraer (EMpresa BRasileira de AERonáutica) est fondée à São José dos Campos, ville située à 100 km de São Paulo, la capitale économique du Brésil, aujourd’hui comptant plus de 20 millions d’habitants.
Dans un premier temps, Embraer a basé son développement en réalisant des projets en coopération avec l’Italie et l’Argentine jusqu’à ce que le gouvernement décide de privatiser l’entreprise en 1994, ce qui jeta les bases de son expansion commerciale et technologique.
Des gammes d’avions multiples et une internationalisation forte
Embraer produit aujourd’hui des gammes d’avions militaires, commerciaux et d’affaires.
- Militaires avec des avions d’entrainement (SuperTucano, vendus aux USA), des avions de patrouille maritime et de guerre électronique et de transport (KC390). Embraer participera à la production des SAAB Gripen acquis par les forces armées brésiliennes en 2013 dans le cadre d’un accord de transfert de technologie, Embraer, développant ainsi la version biplace du monoréacteur d’origine suédoise.
- Commerciaux avec une gamme complète de biréacteurs sur les segments de 37 à 120 places (E-Jets en cours de remplacement par une nouvelle génération E2-Jets, et les ERJ-145).
- D’affaires en offrant de petits avions abordables jusqu’à des jets appelés Ultra Large.
Ces gammes complètes d’avions ont permis à Embraer de facturer 5,8 Md US$ en 2017, de compter 18500 employés dont 2500 à l’étranger (chiffres 2016) et d’être présent industriellement sur 5 sites aux Brésil ainsi qu’aux USA, au Portugal, en Chine avec des unités de production ou d’assemblage.
Embraer a réussi le pari de devenir le 3e avionneur mondial, devançant Bombardier dont les difficultés rencontrées dans la conduite du programme des CSeries, directement concurrent du programme E2-Jets de Embraer, l’a conduit à céder ce programme à Airbus en 2017.
La digitalisation des processus de conception et de l’industrialisation
La privatisation de Embraer et son projet entrepreneurial ambitieux a été le déclenchement de l’adoption par l’entreprise de méthodes de développement les plus modernes, investissant massivement dans les logiciels les plus avancés du marché, en particulier avec le choix de Dassault Systèmes comme partenaire stratégique en 1998. Ils choisissent CATIA pour développer leur nouvelle gamme d’avions E-Jet, le plus grand avion jamais conçu et construit par Embraer.
A partir de ce point de départ, Embraer a méthodiquement digitalisé et connecté tous ses processus, avec notamment le Digital Manufacturing en 2005 lors du lancement de leur
nouvelle gamme de petits avions d’affaire Phenom, puis en liant l’ingénierie de conception et l’ingénierie de fabrication en 2009 pour préparer la gamme plus grande de jets exécutifs.
Enfin Embraer a été précurseur encore à partir de 2012 dans la mise en place d’un système de contrôle de l’exécution de la production (Manufacturing Execution System – MES), qui supprime les liasses de montage papier, signées individuellement pour chaque avion produit, par des instructions digitales sur des tablettes. Les acteurs, compagnons, chef d’équipe et responsables qualité, valident enfin la bonne exécution des travaux en signant digitalement sur la tablette, tout ceci dans le respect des normes aéronautiques internationales telles que celles de la FAA.
Aujourd’hui, Embraer continue à améliorer ses processus, et met en place par exemple un programme de réalité virtuelle interconnectée qui permet de réaliser des revues techniques de projet entre les équipes de R&D réparties sur le territoire Brésilien, aux USA et au Portugal.
Grâce à ces processus efficaces et modernes, Embraer a reçu en Février 2018 la triple certification des autorités américaines, européennes et brésiliennes du premier modèle delagammeE2,soit4anset8 mois après le lancement du programme, c’est-à-dire dans des délais inférieurs à ceux conduisant à la certification de l’A320 Neo en 2015.
ITA – Instituto Técnico Aeroespacial, sorte d'X-SupAéro brésilien
Le succès de Embraer ne peut être expliqué sans la mention de l’ITA, institut d’enseignement supérieur principalement dédié à l’aérospatial qui se situe aussi à São José dos Campos et qui fut créé par le Général Casimiro Montenegro, le fondateur de Embraer. L’ITA forme annuellement 110 élèves aux diplômes d’ingénieur (aéronautique, mécanique, électronique et aérospatial) et propose également des cursus de post-graduation. L’entrée à l’ITA est faite par l’intermédiaire d’un concours, le vestibular, dont les principales matières de sélection sont les mathématiques, la physique et la chimie. Le concours d’entrée à l’ITA est considéré au Brésil comme le concours le plus sélectif du pays et les candidats doivent suivre une préparation spéciale car l’enseignement secondaire ne permet pas d’atteindre le niveau requis. L’ITA est donc un mélange entre l’X et Sup Aero ayant formé des centaines d’ingénieurs contribuant sans aucun doute aux succès rapides d’Embraer. |
Embraer, le contre-exemple au Brésil
Le Brésil est un pays de contrastes, c’est-à-dire que se côtoient au sein de la société le meilleur et le pire, la créativité immédiate et la bureaucratie, le riche et le pauvre.
La qualité des rapports humains reste un sujet important au sein de la société brésilienne. Le sourire, se toucher pour montrer son affection, pour entamer une discussion ont leur place dans le quotidien mais également au sein des entreprises qui conservent encore des pratiques que nous appellerions de paternalistes. Par ailleurs, les salaires sont très étalés entre les opérateurs et les cadres, même si ces dix dernières années, un rattrapage important des salaires ouvriers a eu lieu.
Tout ceci pour dire que le monde de l’entreprise a eu davantage recours à des processus humains qu’à l’emploi de technologies lorsqu’il s’agissait de se développer et de croître ces 30 dernières années.
Sur le plan financier, un entrepreneur, un président, va conduire ses affaires dans le but de générer des bénéfices, bien moins taxés que les salaires. Ainsi il est confronté au dilemme de l’investissement technologique qui forcement réduira son bénéfice de l’année et dont les gains ne seront attendus que 1 à 2 ans plus tard.
Enfin ajoutez à tout cela un Etat qui depuis les années 50 n’a de cesse de penser qu’il faut mettre des barrières fiscales à l’entrée afin de protéger les industriels locaux. Un ensemble règlementaire monstrueux s’est ainsi créé, qui va imposer des taxes d’importation différentes entre un lecteur de CD et un graveur de CD parce qu’il existe des fabricants locaux de lecteurs et pas de graveurs.
La technologie est ainsi globalement imposée à 40% lorsque celleci est importée, sans compter sur les variations de taux de change qui peuvent fortement affecter les prix.
Aujourd’hui le pays souffre de sous-investissements technologiques, affectant ainsi sa productivité et de nombreuses entreprises industrielles brésiliennes de grande taille sont en retard dans l’adoption des nouvelles technologies.
La vision de Embraer et sa bonne mise en œuvre sont d’autant plus impressionnantes dans ce contexte et constituent donc un exemple unique dans son pays.
L’avenir de Embraer
La question est actuellement sur la place publique en raison des discussions en cours avec Boeing. En effet, dans ces marchés extrêmement concurrentiels, le succès de Embraer et les difficultés de Bombardier de mener à bien son programme CSeries, ont poussé Bombardier dans les bras d’Airbus qui a ainsi étendu sa gamme d’avions aux monocouloirs de 80 à 120 places.
Boeing ne pouvait en rester là et a donc entamé des discussions en vue d’un rapprochement avec Embraer afin de compléter aussi sa gamme avec les bi-réacteurs d’entrée de gamme E2-Jet. Ces discussions avec Boeing posent ainsi la question de l’indépendance aéronautique du Brésil au cours d’une année électorale majeure (Présidentielles et Chambre des députés en Octobre 2018). Le paysage politique est totalement bousculé par les 4 années de révélations de l’opération anti-corruption Lava Jato (« Karcher » en bon français) sur les pratiques occultes de l’ensemble du monde politique brésilien. Cette opération a conduit le mois dernier à l’incarcération de l’ex-président iconique Lula afin qu’il exécute la peine de 12 ans de réclusion dont
il a écopé en appel dans le premier dossier des 9 dossiers de corruption le concernant.
Pour en revenir à Embraer, l’issue des discussions avec Boeing est tout aussi incertaine que l’avenir politique du pays en 2018, l’opinion oscillant entre intérêt d’accéder à des marchés plus globaux et la peur d’abandonner les capacités technologiques et le leadership que Embraer a su développer ces 20 dernières années.
Le Brésil pour moiJ’ai commencé à connaitre le Brésil il y a 24 ans lorsque j’ai rencontré mon épouse, native de Buenos Aires, ayant vécu toute son enfance à São Paulo. Ainsi, j’ai commencé à voyager régulièrement en Amérique du Sud et j’ai pu découvrir le Brésil et ses contrastes, ses 4000 km du nord au sud et d’est en ouest, avec le nord, pauvre et nonchalant, le sud, terre de culture et d’élevage, et São Paulo, une ville qui bouge tout le temps, 3e agglomération mondiale en 1990. C’est en 2012 que nous avons décidé de nous installer au Brésil afin que nos enfants puissent encore mieux connaitre leurs racines. D’abord expatrié pour Dassault Systèmes, j’ai décidé de rester comme consultant indépendant dans les technologies avancées. En tant qu’Européen, les Brésiliens sont particulièrement accueillants car ils sont certains que nos pratiques professionnelles et nos formations sont plus rigoureuses et peuvent apporter une valeur ajoutée au pays. Mais il faut veiller à bien adopter les codes culturels du pays et en particulier il est fondamental de parler la langue. Enfin l’entreprenariat individuel n’est pas une difficulté car il est assez commun de disposer de sa propre structure juridique dont l’administration et la fiscalité sont bien plus légères qu’en France, une fois qu’on a compris les innombrables méandres. Le Brésil reste encore un pays où de nombreuses conquêtes peuvent être faites, mais il faut persévérer, comprendre, se fondre dans la culture pour que les succès arrivent. |
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