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08 juillet 2024

EN DÎNANT AVEC VIRGINIE ROZIÈRE...

Le 19 mars dernier, l’hôtel de Poulpry a pu accueillir une invitée au parcours déjà hors du commun. X97, ENSTA 2002, l’IGA Virginie Rozière a suivi une trajectoire à la fois technique, multi-ministérielle, interministérielle et politique. Elle a connu la DGA et la mise en place de l’Espace partenaires, le pilotage de projets numériques pour le secteur public, le Parlement européen en tant que fonctionnaire, un cabinet ministériel, le Parlement européen en tant que députée, la région Occitanie en tant qu’élue locale, avant de revenir à la direction interministérielle du numérique (DINUM). Elle est actuellement directrice du numérique au ministère de l’Europe et des Affaires Étrangères. Quelques thèmes forts se dégagent d’un passionnant dîner-débat. 


Le premier, en forme de reconnaissance pour la formation et les exemples reçus, est la qualité du creuset humain et professionnel dont elle a bénéficié. Les forces armées sont chargées d’une mission exigeante. À leur tour, elles se montrent exigeantes envers leur maître d’ouvrage. Elles en ont le droit, et elles ont raison. Qui plus est, cela contribue à façonner d’authentiques généralistes, avec une richesse de savoir-faire sans égale et une solide capacité à conduire des projets complexes à leur terme. Cela apprend à concilier responsabilité managériale, excellence technique et vision à long terme. Cette culture du service est précieuse et on peut regretter de ne pas la retrouver à un tel niveau dans les autres corps techniques ou administratifs de l’État, pas plus que dans la classe politique, où le sens du projet passe parfois – souvent ? – après la recherche du pouvoir.

Autre qualité des IA qu’on peine à retrouver parmi les décideurs, la culture scientifique et technique parfois lacunaire parmi la haute fonction publique. Par surcroît, le durcissement croissant du contexte politique n’encourage ni la mesure ni le discernement. Dans ces conditions, la compétence technique est volontiers regardée comme incompatible avec une vision stratégique. L’authentique ingénieur a pourtant la capacité à porter les deux, mais assumer sa technicité revient à prendre le risque d’être cantonné à des tâches subalternes, sauf sans doute en un lieu particulier : le Parlement européen. Ce dernier a des pouvoirs qui peuvent sembler restreints comparativement à la Commission, notamment l’initiative législative, mais c’est un colégislateur à part entière au sein duquel le travail technique et la connaissance des dossiers sont des forces qui sont reconnues et valorisées dans le débat politique.

Le deuxième thème qui émerge, c’est l’importance des questions numériques, et leur lien profond à de vraies questions de souveraineté. La question de la souveraineté numérique ne concerne pas uniquement les domaines les plus sensibles de l’information mais bien la totalité de l’information produite et échangée par l’Etat. Si nous ne maîtrisons pas notre information, c’est-à-dire finalement la relation des citoyens à l’administration et au politique, nos efforts dans tous les autres domaines ne serviront à rien. La naïveté n’est pas de mise. S’agissant de l’équipement numérique de l’État et de ses administrations, nous souffrons de plus de vingt ans de sous-investissement, avec une dette technique et des obsolescences chroniques, et un vrai problème d’acculturation des dirigeants.

Par ailleurs, tout le monde travaille sur un ordinateur, donc tout le monde croit comprendre ce qui est finalement regardé comme une fonction ancillaire. Cela n’aide pas à en mesurer tous les enjeux, notamment du fait que le modèle d’usage propagé par les services gratuits des GAFAM masque le coût réel des investissements numériques. Nous oublions simplement que c’est alors l’utilisateur et ses données qui se constituent en produit et que les clients réels sont ailleurs. Dit autrement, l’économie des plateformes s’est présentée comme une économie participative, alors qu’elle s’est avérée une économie de prédation.

« RÉDIGER SES FICHES AVEC CHAT GPT, C’EST... LAISSER CAPTER SA CONNAISSANCE. »

Avec la nouvelle vague d’usages autour de l’intelligence artificielle générative, ce ne sont plus nos données, c’est notre connaissance que nous laissons capter en contrepartie de services quotidiens effectivement très performants, mais dont nous aurions tort d’imaginer qu’elle est gratuite. Il n’est pas si facile de l’expliquer à un agent public, diplomate par exemple au MEAE, qui aimerait rédiger ses fiches avec l’aide de Chat GPT. Simultanément, l’évolution des modèles d’infrastructures numériques vers le cloud, avec la promesse de bénéfices réels en termes de souplesse et de performance, ouvre un dilemme entre dépendance ou décrochage, tant que les acteurs souverains émergents n’auront pas fait la preuve de leur robustesse. La course contre la montre pour éviter des monopoles ou oligopoles est bien lancée, avec des conséquences considérables : difficulté croissante à maîtriser ses données, risques avérés de hausses de prix, avec certains tarifs parfois brutalement multipliés par dix, etc. On entend parfois un discours combinant pseudo-pragmatisme et résignation : « Quitte à ne pas être maître de son destin, mieux vaut la servitude volontaire avec les États-Unis : c’est là que la sécurité reste la meilleure ». Mais si l’on admet que la souveraineté numérique est un élément clé de notre autonomie stratégique, il n’y a pas plus lieu d’emprunter ce chemin pour nos données et notre maîtrise numérique que pour notre capacité de défense !

Alors comment faire émerger une BITD numérique ? Ce ne sera pas facile, loin de là. Les acteurs numériques émergeants en France et en Europe attirent les convoitises et peinent à rester souverains : le récent partenariat de Mistral AI avec Microsoft, avec l’entrée du géant américain au capital de ce qui était regardé comme une pépite française, n’est pas une bonne nouvelle. Le gouvernement français avait des moyens en main pour tenter de s’y opposer. Il a préféré s’en féliciter. Au-delà de ce cas particulier, il faut être lucide sur le retard qui reste à combler. Le cloud des hyperscalers n’est pas une solution admissible en termes de souveraineté. Dans le même temps, les acteurs français ne sont pas encore au niveau même si leur offre de service est en constante progression. Mais sur ce sujet comme sur l’IA il faut aussi se dire que nous ne sommes pas sur un sprint mais sur une course de fond. Peut-être faut-il aussi admettre que le secteur public ne propose pas un service marchand concurrentiel, et que, de ce fait, il n’est pas illégitime d’envisager différemment le compromis performance/souveraineté. Face à ce secteur numérique en accélération permanente, miser sur le temps long pour discerner ce qui relève du marketing et ce qui relève de l’innovation est un pari risqué mais nécessaire pour dessiner une ligne de crète entre les deux écueils que sont le décrochage technique et l’abandon définitif de notre souveraineté, à la condition d’encourager tout effort qui permettra bâtir une souveraineté sur le moyen terme.

À l’échelle européenne, ce ne sera pas facile non plus. Les Français sont parfois – trop souvent – isolés lorsqu’il s’agit de défendre une souveraineté européenne, indépendamment de la couleur politique. Virginie Rozière a pu le constater, pour avoir travaillé sur le marché intérieur, qui touche aux questions numériques mais aussi pour avoir défendu, avec succès, l’exception culturelle et le droit d’auteur. Si, sur la question de la protection des données personnelles, le RGPD notamment, les Allemands sont en pointe, ils n’en constituent pas pour autant des alliés pour la construction d’une souveraineté européenne, qu’il s’agisse de numérique ou de défense. Le référentiel SecNumCloud est aujourd’hui un référentiel national et leur position, comme celles d’une majorité d’autres États, est en passe de le fragiliser en abaissant les exigences de son pendant européen. De même, entre 2014 et 2019, lorsque la France a proposé la création d’un fonds de défense sous la condition qu’il serve à l’acquisition de matériel d’origine européenne, peu de pays ont été sensible à cet argument. De l’expérience de Virginie Rozière, parmi les États susceptibles de partager ces préoccupations, on trouve paradoxalement le Royaume-Uni – c’était avant le Brexit – de même que l’Italie.

Le dîner-débat a ainsi dessiné un panel de beaux défis, qu’il reste à relever avec la lucidité et l’énergie communicative de l’oratrice.

 

Auteurs

Programmes et systèmes
Armées / DGA / Industrie / Numérique
Manager d’équipes multidisciplinaires et multiculturelles
Vision politique, stratégique et technique.
Expériences de terrain et hauteur de vue
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