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10 juillet 2018

RECULER LES FRONTIÈRES DE LA VIE

Louis Pasteur (1822 – 1895)

Extraits du discours prononcé le 14 novembre 1888 lors de l’inauguration de l’Institut Pasteur


 

Celui qui, dans vingt ans, écrira notre histoire contemporaine et recherchera quelles ont été, à travers les luttes des partis, les pensées intimes de la France, pourra dire avec fierté qu’elle a placé au premier rang de ses préoccupations l’enseignement à tous les degrés. Depuis les écoles de villages jusqu’aux laboratoires des hautes études, tout a été soit fondé, soit renouvelé. Elève ou professeur, chacun a eu sa part. Les grands maîtres de l’Université, soutenus par les pouvoirs publics, ont compris que, s’il fallait faire couler comme de larges fleuves l’enseignement primaire et l’enseignement secondaire, il fallait aussi s’inquiéter des sources, c’est-à-dire
de l’enseignement supérieur. Ils ont fait à cet enseignement la place qui lui est due. Une telle instruction ne sera jamais réservée qu’à un petit nombre ; mais c’est de ce petit nombre
et de son élite que dépendent la prospérité,
la gloire et, en dernière analyse, la suprématie d’un peuple.

Voilà ce qui sera dit et ce qui fera l’honneur de ceux qui ont provoqué et secondé ce grand mouvement. Pour moi, messieurs, si j’ai eu la joie d’aller, dans quelques-unes de mes recherches, jusqu’à la connaissance de principes que le temps a consacrés et rendus féconds, c’est que rien de ce qui a été nécessaire à mes travaux ne m’a été refusé. Et le jour où, pressentant l’avenir qui allait s’ouvrir devant la découverte de l’atténuation des virus, je me suis adressé directement à mon pays pour qu’il nous permît, par la force et l’élan d’initiatives privées, d’élever des laboratoires qui non seulement s’appliqueraient à la méthode de prophylaxie de la rage, mais encore à l’étude des maladies virulentes et contagieuses, ce jour-là la France nous a donné à pleines mains. Souscriptions collectives, libéralités privées, dons magnifiques dus à des fortunes qui sèment les bienfaits comme
le laboureur sème le blé, elle a tout apporté, jusqu’à l’épargne prélevée par l’ouvrier sur le salaire de sa rude journée.

[...]

Avant la pose de la première pierre, le Comité de patronage de la souscription a décidé, malgré moi, que cet institut porterait mon nom. Mes objections persistent contre un titre qui réserve à un homme l’hommage dû à une doctrine. Mais, si je suis troublé par un tel excès d’honneur, ma reconnaissance n’en est que plus vive et plus profonde. Jamais un Français s’adressant à d’autres Français n’aura été plus ému que je ne le suis en ce moment 1. [...]

Notre institut sera à la fois un dispensaire pour le traitement de la rage, un centre de recherches pour les maladies infectieuses et un centre d’enseignement pour les études qui relèvent de la microbie. Née d’hier, mais née toute armée, cette science puise une telle force dans ses victoires récentes qu’elle entraîne tous les esprits.

Cet enthousiasme que vous avez eu dès la première heure, gardez-le mes chers collaborateurs, mais donnez-lui pour compagnon inséparable un sévère contrôle. N’avancez rien qui ne puisse être prouvé d’une façon simple et décisive. Ayez le culte de l’esprit critique. Réduit à lui seul, il n’est ni éveilleur d’idées, ni un stimulant de grandes choses. Sans lui tout est caduc. Il a toujours le dernier mot. Ce que je vous demande là et ce que vous demanderez à votre tour aux disciples que vous formerez est ce qu’il y a de plus difficile à l’inventeur. Croire que l’on a trouvé un fait scientifique important, avoir la fièvre de l’annoncer et se contraindre des journées, des semaines, parfois des années à se combattre soi-même, à s’efforcer de ruiner ses propres expériences, et ne proclamer sa découverte que lorsqu’on a épuisé toutes les hypothèses contraires, oui, c’est une tâche ardue. Mais quand, après tant d’efforts, on
est enfin arrivé à la certitude, on éprouve une des plus grandes joies que puisse ressentir
l’âme humaine, et la pensée que l’on contribuera à l’honneur de son pays rend cette joie plus profonde encore. Si la science n’a pas de patrie, l’homme de science doit en avoir une, et c’est à elle qu’il doit reporter l’influence que ces travaux peuvent avoir dans le monde.

S’il m’était permis, Monsieur le Président, de terminer par une réflexion philosophique provoquée en moi par votre présence dans cette salle de travail, je dirais que deux lois contraires semblent aujourd’hui en lutte : une loi de sang et de mort qui, en imaginant chaque jour de nouveaux moyens de combat, oblige les peuples à être toujours prêts pour le champ de bataille, et une loi de paix, de travail, de salut qui ne songe qu’à délivrer l’homme des fléaux qui l’assiègent. L’une ne cherche que les conquêtes violentes, l’autre que le soulagement de l’humanité. Celle-ci met une vie humaine au-dessus de toutes les victoires ; celle-là sacrifierait des centaines de mille existences à l’ambition d’un seul.

La loi dont nous sommes les instruments cherche même à travers le carnage à guérir les maux sanglants de cette loi de guerre. Les pansements inspirés par nos méthodes antiseptiques peuvent préserver des milliers de soldats. Laquelle de ces deux lois l’emportera sur l’autre ? Dieu seul le sait. Mais ce que nous pouvons assurer, c’est que la science française se sera efforcée, en obéissant à cette loi d’humanité, de reculer les frontières de la vie.

Nota : Le Président de la République Sadi Carnot assistait à cette inauguration.
Pasteur, dit René Vallery-Radot dans « La vie de Pasteur », ne pouvant maîtriser son émotion, dut demander à son fils de lire son discours.

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Auteur

Louis PASTEUR

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