INVESTIR DANS LA SECONDE RÉVOLUTION QUANTIQUE
QUELLE EXPERTISE POUR JUGER DE PROMESSES DE DISRUPTIONS MAJEURES ?
Les technologies quantiques portent des promesses ambitieuses, dans le calcul, les communications et les détecteurs. Quoique les défis scientifiques et technologiques à leur déploiement à grande échelle soient encore nombreux, les investisseurs, les décideurs publics, les intégrateurs et les utilisateurs doivent être en mesure d’estimer leur horizon d’application pour rester dans la course. Et ce n’est pas chose aisée.
Depuis un peu plus d’un siècle, la physique quantique révèle le fonctionnement intime du monde microscopique. Ses résultats, parfois contre-intuitifs, ont conduit à des applications incontournables de notre vie quotidienne : c’est la première révolution quantique. La deuxième révolution quantique est en cours, elle vise à exploiter de façon encore plus directe les attributs quantiques pour réaliser des gains de performance très significatifs dans le calcul, les communications et la détection.
La situation évolue très vite
Quand j’ai co-fondé le fonds d’investissement Quantonation en 2018, l’essentiel de la présentation du fonds portait sur les promesses du quantique, sur la science. Aujourd’hui, avec 15 investissements réalisés en amorçage dans des startups en Europe et en Amérique du Nord, la situation a déjà radicalement changé puisqu’on parle, pour les plus matures, de produits et de clients, et au minimum de preuves de concept. A titre d’exemple, la startup Pasqal qui développe un ordinateur quantique sur la base d’atomes refroidis et manipulés par faisceaux lasers et micro-ondes, a annoncé la vente et livraison dès 2023 d’ordinateurs de la classe 100 qubits à des centres publics de calcul haute performance, et publie régulièrement des annonces sur des collaborations avec des clients
Le calcul quantique et les applications dans la Défense et la Sécurité L’ordinateur quantique de la société Pasqal est particulièrement adapté à traiter des problèmes d’optimisation combinatoire et à analyser des graphes complexes, nombreux dans les applications en Défense et Sécurité, par exemple dans la planification de missions ou l’analyse de réseaux. La technologie a été développée dans le laboratoire du Prof. Browaeys à l’Institut d’Optique, co-fondateur de la société. Avec une première famille de processeurs de 100 à 200 qubits en fin de développement qui sera commercialisée à travers le cloud dès 2022, Pasqal a l’ambition de faire partie des leaders mondiaux du secteur du calcul quantique.
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industriels tels que Crédit Agricole CIB. Dans le domaine des détecteurs, la startup suisse Qnami a mis sur le marché un microscope à force atomique dont la performance est considérablement améliorée par un détecteur de champs magnétiques au niveau microscopique reposant sur l’excitation d’un qubit dans une matrice de diamant. Plusieurs laboratoires publics et industriels ont d’ores et déjà acheté cette technologie, dont le centre de recherche de Thales par exemple.
Pour un investisseur tel que Quantonation, un des enjeux clefs est d’évaluer l’horizon d’application de la technologie de façon réaliste. Les sociétés dans lesquelles nous investissons, au moment où nous le faisons, ne génèrent pas ou peu de revenus. Or les flux de revenus passés et les projections de revenus futurs sont habituellement une des composantes clefs du calcul de la valeur de ces sociétés, à la base du prix des actions qui sont émises lors d’un tour de financement. Pour le quantique, et de façon générale dans le domaine des « Deep Tech », de l’innovation à forte composante scientifique, il faut être capable de mobiliser des experts académiques pour porter un avis sur la science à la base de l’innovation, sur la capacité à en faire des produits robustes, mais il faut aussi être capable d’imaginer les usages qui en seront faits, et les scientifiques seuls ne sont pas équipés pour le faire : il faut une collaboration pluridisciplinaire associant les scientifiques, les ingénieurs et des utilisateurs capables de prendre une posture prospective.
Des preuves de concept aux applications opérationnelles
Une façon privilégiée de progresser est de réaliser des « preuves de concepts » sur des cas d’usage anticipés. Un exemple : Pasqal collabore avec les laboratoires d’EDF sur le développement de solutions aux problèmes de la mobilité intelligente en ville, comme les stratégies de chargement de flottes de véhicules électriques. Une première phase de l’analyse a permis de montrer qu’à partir de 800 véhicules sous gestion environ, le processeur Pasqal de prochaine génération (1000 qubits) devrait pouvoir trouver une solution optimale plus rapidement qu’un ordinateur classique. Les études se sont fondées sur une simulation de la performance de l’ordinateur et des essais sur le processeur prototype sont en cours actuellement. On sera ainsi bientôt en mesure de préciser le moment où un ordinateur quantique tel que Pasqal pourra être utilisé avec profit, et apporter au client ce qu’on appelle un « avantage quantique ».
Ce type d’approche me fait penser à la « Prospective TechnicoOpérationnelle », sur laquelle j’ai travaillé avec les Ingénieurs Généraux Jean-Bernard Pene puis Vincent Imbert au SASF pour imaginer au début des années 2000 ce que pourraient être les futurs programmes d’armement terrestre, et qui ont mené à certains des équipements que j’ai vu défiler ce 14 juillet. Avec le quantique aussi on est dans le temps long. Il ne suffit pas de demander aux fournisseurs de technologie « montrez-moi votre solution », il faut d’abord que les clients futurs, industriels et publics, et les fournisseurs travaillent ensemble pour identifier les problèmes les plus à même d’être impactés, pour que des solutions adaptées voient le jour. A défaut de le faire, ils auront des années de retard et des difficultés sérieuses de recrutement quand les technologies seront pleinement commerciales.
Le calcul hybride classique-quantique au service de la recherche de traitements contre le COVID
Une application des technologies quantiques est la capacité à créer des molécules in silico bénéficiant de la puissance d’infrastructures convergées HPC (High Performance Computing) classique, notamment avec des processeurs GPU, et, à moyen terme, quantique. Grâce à sa plateforme, Atlas, la startup Qubit Pharmaceuticals vise à complètement numériser la conception des médicaments en évitant 90% des tests chimiques et biologiques, réduisant ainsi le temps de découverte de candidats médicaments par 2. Illustration : deux classes de molécules actives contre la protéase du COVID ont été développées en quelques mois seulement, à partir d’une modélisation numérique fine sur HPC de la cible tenant compte d’effets quantiques dans les réactions (travaux de l’équipe à Sorbonne Université du Professeur Piquemal, co-fondateur de Qubit Pharmaceuticals). La figure montre la modélisation de la cible ainsi que les réactivités de fragments des médicaments synthétisés à partir des modélisations numériques. Un des enjeux est d’être en mesure d’intégrer de nouvelles technologies de calcul au fur et à mesure qu’elles deviennent disponibles. Pour Qubit Pharmaceuticals les premiers calculs assistés par le quantique “en routine” devraient avoir lieu dès 2024 une fois bien compris le positionnement optimal de la part du processeur quantique. |
Vers un nouveau modèle de collaboration et de partage de savoir-faire
En France, j’ai participé à une initiative originale, la création de l’association Le Lab Quantique précisément dans le but de faire communiquer des communautés souvent dissociées, celles des fournisseurs de technologies et les scientifiques, les grands groupes et les startups. Des conférences régulières sont organisées avec le soutien de BPI France notamment, des meetups passés en virtuel depuis le début de la pandémie de COVID, des hackathons et nous travaillons à la création d’un lieu incarné – La Maison du Quantique – pour renforcer ces actions, faciliter les échanges et aller au-delà de cette première phase d’information. Car il faut aussi former et développer des recherches originales, par exemple sur la thématique du benchmarking qui est fondamentale : comment comparer les plateformes, sur quels problèmes de référence ? La France a lancé en 2021 une Stratégie Nationale Quantique extrêmement ambitieuse, dotée de plus d’un milliard d’euros, qui a vocation à la placer parmi les leaders de cette industrie qui est en train de naître sous nos yeux. Le Lab Quantique fait partie des mesures de développement d’un écosystème national qui sont fondamentales, au-delà de l’investissement dans la pure technologie. Parmi les axes de développement du Lab Quantique figure la mise en place de relations avec des sociétés savantes plus classiques qui me semble indispensable
Dans un domaine émergent à forts enjeux comme le quantique, les startups jouent un rôle d’accélérateur de la connaissance tout à fait adapté à ce domaine et à notre temps et même si évidemment elles ont une vocation commerciale et doivent veiller à leur propriété intellectuelle, elles réalisent des recherches tout à fait originales qui suivent le même processus de validation que les recherches réalisées dans les laboratoires publics. Ainsi Pasqal a publié sur le site de pre-prints arxiv déjà 4 articles en 2021, tous soumis à revue à comité de lecture. A noter une approche originale : certains des développements de Pasqal dans le domaine du software sont open source, ce qui participe à la création de liens entre communautés. Avec les financements dans les startups du quantique qui sont en train de battre un record en 2021, puisqu’ils dépassent dans le monde 2 milliards de dollars, la science progresse aussi et il est indispensable d’inventer un nouveau modèle de collaboration et de partage de savoir-faire.
Source : Pasqal
Les secteurs d’investissement du fonds Quantonation, mettant en évidence les applications des technologies quantiques en fonction de leur horizon de mise sur le marché. Un des principaux enjeux pour les investisseurs et les utilisateurs de ces technologies est de bien estimer leur niveau de maturité.
Source : Quantonation
Christophe Jurczak
Christophe Jurczak (ICA, X89) est associé fondateur du fonds d’investissement Quantonation et co-fondateur de la startup Pasqal. IA recherche (thèse en physique quantique avec le professeur Alain Aspect), il a commencé sa carrière au STTC en optronique puis au SASF / Système de Forces Aéroterrestre. Détaché au Ministère de l’Industrie en 2002, il a passé près de 15 ans dans le domaine des énergies renouvelables dans le public et le privé, en France, en Italie et aux États-Unis avant de revenir au Quantique.
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