ALLEMAGNE, LE « CHANGEMENT D’ÉPOQUE » DE BERLIN AUX LÄNDER
L’ÉTAT SE RÉAPPROPRIE SON INDUSTRIE DE DÉFENSE (OU L’INVERSE ?)
« Nous vivons un changement d’époque [eine Zeitenwende]. Le monde ne sera plus jamais comme avant. » Le 27 février 2022, Olaf Scholz mesure par ces mots les conséquences de l’agression russe en Ukraine, trois jours plus tôt. Cette Zeitenwende rythme depuis le débat politique. Elle réveille l’industrie de défense, ses territoires d’implantation, et le niveau fédéral lui-même. Les décideurs de tous niveaux sont-ils en train de converger ? Quelles seraient les conséquences pour la France ?
Quand on parle de politique territoriale, il n’est pas rare de penser à l’Allemagne, et il est justifié d’y voir un contrepoint au modèle centralisé français. Cela reste vrai dans le domaine de la défense et plus spécifiquement de l’armement.
Un système déconcentré géographiquement et décentralisé institutionnellement
Que les sites industriels soient répartis dans le pays avec des concentrations variables n’a rien de remarquable. Ce qui l’est davantage est que peu d’industries de défense ont leur siège social à Berlin. C’est un héritage du fait que l’industrialisation des Allemagnes a commencé bien avant leur unification bismarkienne. Quoi qu’il en soit, les décideurs industriels sont dans les Länder, et y ont des attaches. Que le lecteur se rassure : Berlin regorge de bureaux de représentation et de lobbyistes en tout genre.
« FÉDÉRALISME, PARLEMENTARISME, BUREAUCRATIE »
Au-delà de l’industrie, rappelons à quel point les institutions allemandes sont conçues pour décentraliser les responsabilités, notamment en matière de défense – poids de l’histoire à nouveau, est-il besoin de l’expliquer ? Le Bundestag doit voter tout envoi de troupes à l’étranger, mais aussi valider tout contrat d’armement d’une valeur supérieure à 25 M€. Le fédéralisme garantit aux Länder de réelles compétences dans des domaines qui affectent la vie des entreprises, par exemple l’économie et les transports. L’administration, enfin, pratique une bureaucratie juridique recherchant le consensus des experts qui, jusqu’à récemment, laissait peu de place au ministre de la Défense.
Le système n’est pas centré sur l’efficacité de la Bundeswehr. La prise de décision est peu fluide, et peut faire émerger des logiques électoralistes locales voire des comportements d’État profond. Le seul moyen de fonctionner avec ces institutions publiques a été de parier sur un libéralisme peu interventionniste. Les affaires d’armement, comme le reste de la politique industrielle, relèvent plus d’une politique de l’offre que de la demande. Dans l’ensemble, il s’agit donc plus d’une généralisation du bottom-up que d’une politique de territoires dans une acception française.
Sièges sociaux des plus grandes entreprises de défense. Cherchez la capitale fédérale...
Comment conduire une politique capacitaire et d’acquisition dans ces conditions ? Pour l’économie générale, en tout cas, ce système a plutôt bien réussi ; on vous fait grâce des chiffres de PIB et dettes publiques. Dans l’armement, le système n’a pas conduit à la même hégémonie. C’est que, justement, on n’achète pas de l’armement comme on achète des voitures, pour paraphraser le chancelier. Les cycles d’investissement, l’absence de marché ouvert, et les questions de souveraineté rendent nécessaires une volonté politique stable et la capacité à l’appliquer. Et si, justement, l’Allemagne y venait ?
La Zeitenwende apporte-t-elle une vision « nationale » complémentaire ?
Loin de rester un slogan politique vide, la Zeitenwende s’est traduite par plusieurs actions concrètes. La plus spectaculaire a sûrement été la constitution d’un fonds spécial doté de 100 Md€ pour rééquiper en urgence la Bundeswehr. Créer de la dette pour acheter des armes : voilà une évolution intéressante ! La seconde, chronologiquement, est moins connue mais illustre le tropisme juridique dont on parlait : dès l’été 2022, le Bundestag a voté une loi sur l’accélération des acquisitions de la Bundeswehr qui facilite les procédures en gré à gré et protège l’acheteur public. Troisième temps : la désormais bien connue European Sky Shield Initiative (ESSI). Retenons-en ici les seules conséquences industrielles : 21 pays européens sont clients privilégiés de Rheinmetall et Diehl Defence pour leurs produits de défense sol-air, et de MBDA Deutschland pour la production sous licence de missiles Patriot ; ESSI est donc, parmi bien d’autres choses, une belle opération de soutien export. Quatrième illustration : avec l’Ukraine, l’Allemagne a autorisé et organisé l’export massif d’armement vers des zones de guerre. On le voit, le pays évolue, est à l’initiative, et capitalise sur son pouvoir d’agrégation au-delà de son propre territoire. Il est aussi intéressant de voir qu’au consensus d’experts et au libéralisme sont venues s’ajouter des décisions rapides, politiques et interventionnistes – l’alliance du bottom-up et du top-down ?
« L’ALLEMAGNE EST À L’INITIATIVE ET CAPITALISE SUR SON POUVOIR D’AGRÉGATION »
Les résultats sont là. La croissance est particulièrement spectaculaire pour Rheinmetall, dont l’action a été multipliée par 5 en deux ans et demi. Diehl Defence engrange les commandes de systèmes IRIS-T SLM, dont Hensoldt fournit les radars. Rohde & Schwarz s’est vu notifier un contrat de 3,5 Md€ de radiologicielles. Moins spécifique au résultat mais marqueur intéressant, l’État fédéral devrait monter au capital de Thyssenkrupp Marine Systems (tkMS) à hauteur de 25,1%, comme il l’a fait auprès de Hensoldt il y a quelques années. Cette dynamique est-elle appelée à durer ?
Quelques-unes des plus grandes industries de défense en Allemagne
Nous ne sommes pas encore sous le rouleau compresseur allemand
Il serait exagéré d’affirmer qu’une symbiose émerge, où le dynamisme d’une industrie libérale se trouverait canalisée par un pouvoir politique au service d’une stratégie. Nous en sommes d’autant plus loin que la Zeitenwende a ses limites. La première est budgétaire : passé le pic du fonds spécial, la question de la pérennisation de l’effort de défense reste entière. La seconde porte les ressources humaines : 20 000 soldats manquent toujours dans les rangs. La clé sera l’évolution durable des mentalités. Elle a commencé, on l’a vu, tant au sein des élites politiques et de l’administration que dans l’opinion publique.
Par ailleurs, les conséquences pour la France dépendront de ce qu’elle-même fera. Renoncer à l’espoir d’une coopération qui a mauvaise presse signifierait accepter une compétition généralisée ; il faudra alors savoir comment nous diriger, sans moteur franco-allemand, vers une forme d’autonomie stratégique européenne que la France appelle de ses vœux. Une autre solution est de persévérer sans idéalisme ni naïveté, et en reconsidérant la coopération pour ce qu’elle est : un contrat, un business, et non une fin en soi. Cela suppose d’établir le juste rapport de force dans les négociations, donc de comprendre le partenaire, ses institutions, ses logiques territoriales et industrielles.
Guillaume Gommard a consacré sa première partie de carrière au numérique. Il a été chef de bureau à la DGA/DI, dans la zone Europe occidentale et Amérique du Nord. De formation X et Telecom Paris, il est depuis août 2022 en poste à Berlin.
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