LA DMA, UNE VOLONTÉ DU GÉNÉRAL
MAIS OÙ SONT LES NEIGES D’ANTAN ?
L’histoire de la création de la DMA il y a 55 ans par le Général de Gaulle et celle des premières décennies de son existence témoignent de l’évolution profonde des conditions dans lesquelles l’État prend ses décisions.
Le Général de Gaulle aimait les méthodes chères à Colbert : quand il voulait le développement rapide d’un domaine scientifique ou industriel, il créait un organisme auquel il donnait d’emblée une mission précise et des moyens. Ce fut le cas en 1945 avec le CEA et l’ONERA. A son retour au pouvoir en 1958, ayant décidé de la dissuasion et des premiers programmes nucléaires, il créa la Délégation Ministérielle pour l’Armement et la dota des moyens budgétaires nécessaires. Ce fut, en particulier, la « section commune » qui marquait clairement l’équilibre qu’il souhaitait entre ingénieurs et officiers dans la construction de la force de frappe.
Grâce à mon père, j’ai eu la chance de vivre les évènements de 1958 et de suivre les décisions que le Général de Gaulle prit dans le domaine de la Défense. Lors d’un dîner chez mes parents en 1960, j’entendis Gaston Lavaud, Chef d’État Major Général des Armées, parler du projet de DMA dont il sera le premier patron. J’ai encore à l’esprit la raison pour laquelle le Général de Gaulle voulait que les structures chargées de réaliser nos programmes de dissuasion soient confiées à des ingénieurs. Le Général lui aurait dit : « dès que je ne serai plus là, les militaires n’auront de cesse que de revenir à leurs vieux démons et de rejoindre l’abri douillet qu’offrent les Américains avec l’Alliance Atlantique ». On sortait alors de l’affaire des barricades, quelques généraux préparaient un putch et l’OTAN siégeait encore à Louveciennes et Fontainebleau. Heureusement, les temps ont bien changé ! Henri Conze
L’acte de création de la DMA fut probablement aussi limpide et succinct que celui qui marqua à la même époque la création du CNES !
La volonté politique permit de surmonter les obstacles réputés infranchissables et d’aller à l’essentiel grâce à des processus de décision dont l’efficacité nous paraît, aujourd’hui, stupéfiante ! Citons, par exemple, Pierre Auger évoquant dans ses mémoires la réunion qui conduisit à la création du CNES et à ses premiers programmes : « Le Général a alors déclaré que si la France devait entrer dans le jeu [de la conquête spatiale], il fallait créer un centre national d’études spatiales. Il m’a demandé de mettre en route le projet [de lanceur] Diamant et a dit à Pierre Guillaumat [ministre de la Défense] : Allez-y. Puis il est sorti. Cela a suffi ».
Le 11 septembre 1966, le Général De Gaulle déclenche le tir sous ballon « Bételgeuse » au large de Mururoa. Autour de Lui, Alain Peyrefitte, Secrétaire d’Etat à la recherche scientifique, le général Pierre Billotte, Ministre d’Etat chargé des DOM-TOM et Pierre Messmer Ministre des Armées.
La DMA allait jouer un rôle déterminant dans beaucoup de secteurs, ainsi l’aéronautique, l’électronique, l’informatique, le nucléaire, la construction navale, l’espace, les télécommunications, à tel point que, pendant quelques décennies, son histoire et celle de l’industrie française se confondent. Ses moyens d’action étaient clairs : la conduite de grands programmes irrigant l’ensemble de l’industrie ; une politique industrielle assurant l’indépendance technologique dans les domaines vitaux ; des investissements en recherche et technologie dans les entreprises ; la politique de coopération internationale et, à partir de 1967, celle d’exportation d’armements. La France adhérait, en dépit des sarcasmes d’une opposition qui entamait alors sa traversée du désert - la bombinette - et d’un monde universitaire qui renâclait à laisser partir ses jeunes talents dans les laboratoires qui se créaient.
Arrêtons-nous sur la Dissuasion, emblème de la souveraineté nouvelle voulue par le Général. Celui-ci tenait à ce que ses premières composantes voient le jour au plus tôt, c’est-à-dire tant qu’il était encore au pouvoir, afin que l’existence même de la force de frappe soit aussi irréversible que possible. Conçus, développés et produits dans l’urgence, ces systèmes, œuvres communes de la DMA, du CEA/DAM et de bien d’autres, étaient rustiques, d’autant que les États-Unis avaient mis un embargo sur tout transfert susceptible d’aider à la réalisation de notre politique de dissuasion. Erreur majeure : cette attitude exacerba la volonté d’indépendance technologique du pays et justifia des efforts qui trouvèrent très vite leurs applications.
Le Redoutable aujourd’hui visitable à la cité de la mer à Cherbourg.
A partir de 1970, en effet, il fallut décider si la première génération d’armes nucléaires devait ou non être remplacée par des armes plus souples d’emploi et capables de survivre à une agression adverse. Mais le Général n’était plus là. Quelle décision allait prendre Georges Pompidou, le nouveau Président ? Sagement, il confia à la DMA le soin de proposer pour 1976 un concept et un cahier des charges à l’intention des industriels. Ce fut le système M4, livré aux Armées en 1984 dans les délais et à un coût très inférieur à celui qui avait été estimé initialement. Grâce à lui, mais aussi à la composante aéroportée ASMP et au système tactique Hadès conçus dans les mêmes conditions, la France disposait, au moment de la chute du Mur de Berlin, d’une force nucléaire de grande qualité dont les performances n’avaient plus rien à envier à celles des systèmes américains et russes !
Un groupe de travail sous l’autorité de la DMA rassembla à partir de 1972 États-majors, CEA/DAM, Aérospatiale et directions de la DMA. Il ne vint à l’idée de personne de s’indigner de la cohabitation de donneurs d’ordre et d’exécutants, de l’État et d’industriels, de maîtres d’œuvre et de maîtres d’ouvrage, d’officiers et d’ingénieurs, etc. Tout se passa comme si la demande de l’État aux industriels chargés du développement se résumait à une poignée de mots : « voilà ce que je veux au minimum, voilà en outre ce dont je rêve, faites pour le mieux ! ». Avec le M4, l’État eut ce dont il rêvait ! Quiconque, aujourd’hui, suivrait une telle démarche serait au moins traduit devant la Cour de Discipline Budgétaire !
Ce voyage dans notre histoire récente suscite bien des réflexions ! D’une part, un constat : les contraintes administratives et contractuelles d’aujourd’hui et le cloisonnement imposé, ou que l’on s’est imposé, entre les différents acteurs ne permettraient plus de réaliser de grands programmes dans les conditions de qualité, de délais, et de respect des coûts que nous connaissions au début de la Cinquième République ! D’autre part, un bilan : la politique industrielle suivie alors par l’État, grâce aux programmes qu’il finançait, à l’ambition qu’il affichait et à sa relation étroite avec les entreprises, avait permis l’émergence de sociétés dont beaucoup restent parmi les premières au monde ainsi que celle d’un remarquable tissu d’équipementiers. Les conditions ont changé, la réduction des dépenses publiques ou du rôle de l’État apparaît à certains comme un objectif louable. Mais cela peut-il justifier l’absence de responsabilité de la puissance publique dans la définition des stratégies, leur mise en œuvre grâce à des programmes ou au développement du patrimoine technologique, ce que furent les priorités données jadis à la DMA ? Soyons convaincus que Washington exerce aujourd’hui, sans réticences, cette responsabilité, avec la même volonté que celle qu’avait hier Général de Gaulle !
Henri Conze, IGA, Ancien Délégué Général pour l’Armement
Né en 1939, l’ingénieur général Henri Conze a consacré l’essentiel de sa vie professionnelle aux programmes nucléaires et aux relations internationales, au CEA, dans le secteur privé ou au ministère de la Défense où il fut en particulier délégué aux relations internationales, délégué aux Études générales et, enfin, délégué général pour l’Armement (1993 - 1996).
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