DU COURANT AU LEVANT
Alain Filipowicz qui servit au CEM de 1988 à 1994 nous raconte comment l'Ile du Levant est passée en 1989 de la bougie à l'électricité continentale. Entre archives et souvenirs, il dépeint avec malice le rôle clé de la DGA et la complexité de concilier essais navals et distribution civile sur ce site militaire hors norme. Un récit qui replonge dans l'ambiance d'Héliopolis, village pionnier entre deux mondes.
C’était en 1989, vers le mois de mai je crois. J’étais alors un jeune IA et cela faisait bientôt un an que j’étais affecté au Centre d’Essais de la Méditerranée après mon application à Supaéro. Ce matin-là, le directeur du centre, le Capitaine de Vaisseau Castellani, me demanda si j’acceptai pour un samedi de juin de servir d’aide de camp à l’IGA Armynot du Chatelet qui viendrait de Paris en vue de l’inauguration de la toute nouvelle liaison électrique entre l’Ile du Levant et le continent. J’acceptai avec grand plaisir, appréciant beaucoup notre ingénieur général en charge du suivi des centres de la Direction des Engins. Nous serions les seuls représentants officiels de la DGA à l’événement qui devait se passer à Héliopolis, le village civil de l’Ile bien connu pour sa spécificité.
Ce lieu fut créé en 1931, dans un esprit de connexion avec la nature et de liberté des mœurs, qui inclut bien sûr également le naturisme. Le cahier des charges initial du village ne prévoyait aucun éclairage public, ni électricité de secteur en 110 volts. Les habitants, permanents ou vacanciers, utilisaient donc des bougies, des lampes à pétrole, à gaz ou des batteries et se chauffaient aussi l’hiver de la même manière pour celles et ceux qui y séjournaient encore en cette saison.
Si ce modèle d’utilisation d’énergie perdura jusqu’à la date où démarre ce récit, les velléités d’électrification commencèrent à tarauder certains habitants dès les années 60-70, sans toutefois obtenir une majorité d’opinion. Le fait est que de plus en plus de personnes se dotaient progressivement de groupes électrogènes, engendrant au passage des nuisances sonores et de la pollution. C’est aussi en 1968 que le Centre d'Essais et de Recherche d'Engins Spéciaux (CERES) s’installa à l’Ile du levant avant de devenir le CEM (puis DGA/EM). Les travaux maritimes y construisirent rapidement une centrale thermique au fioul pour alimenter la seule base militaire en électricité.
L’idée d’un câble amenant l’électricité du continent vit concrètement le jour en 1988, suite à des discussions entre le directeur du CEM de l’époque, le capitaine de vaisseau André Subra et M. Philippe Fourneau, un natif de l’Ile qui devint proche du personnel du CEM suite à un épisode rocambolesque s’étant passé avant mon arrivée. L’histoire qui me fut racontée est la suivante : un jour que M. Fourneau se trouvait en voilier au milieu d’une zone où devaient se passer des tirs, l’Alouette II envoyée sur place pour l’en faire partir eut une panne moteur et s’abîma en mer à quelques mètres du bateau. Philippe Fourneau sauva l’équipage et devint à compter de ce jour un grand ami du CEM.
Sous l’égide de la DGA, un projet de liaison électrique vit donc le jour. Il fut voté à seulement 52% des voix des habitants en mai 1988. Le câble sous-marin supportant une tension de 20 kV partirait du Cap Bénat pour arriver à l’Ile voisine de Port-Cros et n’aurait plus ensuite que 600 mètres pour franchir la passe l’amenant au Levant. Le port de l’Aygade à Héliopolis était le point d’entrée sur l’Ile, pour irriguer le village et la base du CEM. Le financement public ne concernait que les câbles sous-marins, les transformateurs et le raccordement de la partie militaire. S’agissant de la distribution dans la zone civile, les habitants avaient autofinancé les travaux de distribution avec des câbles tous enterrés et ils furent nombreux à mettre la main à la pâte.
Le réseau d’alimentation de l’île du Levant, Source : F. Capoulade –
Le jour de l’inauguration :
L’IGA Armynot du Chatelet et moi avions rallié l’île par hélicoptère le matin même. Nous étions en tenue surnommée ironiquement du joueur de boule, pantalon blanc et chemisette blanche, avec chaussures de la même couleur. La cérémonie se passa à Héliopolis, où plusieurs personnalités nous firent des discours, dont M. Léopold Ritondale, alors maire de Hyères, qui remercia beaucoup la Marine Nationale pour son action capitale dans le projet. Armynot était furieux mais ne le montra pas officiellement, il se tourna simplement vers moi en me disant : « c’est pas la Marine, c’est la DGA ! ». J’ai pu constater en me documentant pour écrire cet article que tous les sites qui traitent de l’électrification parlent toujours de la Marine et non de la DGA, comme quoi l’Ile du levant dans l’inconscient collectif est clairement un site attribué à la Royale…
Après qu’un levier commutateur a symboliquement fait passer le courant pour cette inauguration, nous étions ensuite tous invités à un repas se passant à l’hôtel de la Brise Marine à Héliopolis. Armynot et moi étions assis côte à côte face à la cour de l’hôtel où se trouvait par ailleurs le mur en verre d’une piscine adossée à la colline. Armynot nous disait ne pas pouvoir assister à la suite des festivités prévues car il devait repartir le soir-même pour aller au Centre d’Essais des Landes où il était attendu à une soirée des anciens. C’est alors que plongea dans la piscine une naïade dans la tenue de rigueur à Héliopolis. Je ne saurais mesurer la pointe de déception que cette vision lui inspira. Nous repartîmes dans l’après-midi.
La vie au CEM avec le courant EDF :
Quel plaisir de ne plus entendre le doux bruit de la centrale au fioul le jour ou la nuit ! Cela dit, nous avions prévu que notre ancienne source continuerait à être utilisée lors des essais, car le courant délivré par EDF se révélait porteur de beaucoup trop de micro-coupures, ce qui était potentiellement préjudiciable au bon fonctionnement de nos calculateurs numériques et aux autres systèmes de mesure. Ce protocole fut cependant très mal appliqué au début de la cohabitation des deux systèmes fournisseurs d’électricité. J’étais en effet un jour officier de sauvegarde sous-marine pour le tir d’un prototype VX92 de la torpille Murène où l’engin devait venir taper contre la coque d’un sous-marin, la Galatée, avec équipage à bord. Il y eut un plantage en temps réel du système de visualisation de trajectoire alors que la torpille était sur le point d’atteindre la cible. Nous avions certes l’écoute audio qui fonctionnait et qui nous fit entendre un « clong » caractéristique d’une torpille sans charge militaire percutant un sous-marin. Nous avions aussi des enregistreurs de signaux analogiques qui eux n’étaient pas affectés par les micro-coupures et qui nous permirent d’avoir le rejeu de la trajectoire quelques minutes plus tard. L’enquête révéla que la centrale n’était pas en route et que nous avions conduit l’essai sur courant EDF, en non-application des nouvelles règles.
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