SOUVENIRS DU LEVANT : LE MLRS
L’île du Levant, un domaine à part, une île au large de Toulon pour moitié naturiste et pour moitié militaire… Dans les années 90, Alain Filipowicz y conduisit une campagne de tir franco-américaine qui permit de résoudre le biais en portée de la roquette M26 du MLRS (en français LRM, lance-roquettes multiple) et de vivre quelques aventures.
De 1990 à 1994, ingénieur d’essai au Centre d’Essais de la Méditerranée (CEM, devenu ensuite DGA/EM), je fus ingénieur d’essai pour le tir d’environ 700 roquettes M26 du système d’arme MLRS, notamment pour qualifier les lots de munitions produits en Europe.
Ces dernières étaient assemblées par la société Diehl GmbH dans le cadre du consortium européen EPG (Europäische Produktion Gesellschaft) dont Aérospatiale était membre. Chaque pays du consortium fournissait alors différents morceaux de la roquette. Deux pods de six roquettes M26 étaient prélevés chaque mois et expédiés à l’Ile du Levant, l’un pour être tiré et l’autre pour la redondance. La fréquence passa ensuite à un tir tous les deux mois.
Des mesures très complètes mais un oubli curieux
Le dispositif d’essai et de mesure utilisait les sept radars de trajectographie du CEM. Les roquettes étaient tirées en salve avec un intervalle de cinq secondes et devaient arriver à 25 km. Chaque radar était assigné à une roquette sur la base d’une fenêtre de rendez-vous où la roquette devait passer, déclenchant la poursuite en trajectographie jusqu’à son explosion à mille mètres au-dessus de la mer. La fenêtre était calculée en utilisant le logiciel de tir qui tient compte d’un sondage météo classique d’artillerie. Le calcul de trajectoire était fait sur un PC avec une version Windows du logiciel opérationnel (alors en version 4.0).
Le CEM avait mis au point deux autres dispositifs originaux de mesure, faisant chacun l’objet d’un brevet : une plateforme mobile portant deux caméras film 35 mm, et une caméra vidéo analogique volant dans un PUMA. Ce dernier passait à la verticale de l’impact lorsque les grenades libérées arrivaient à la surface de la mer, faisant des jets d’écume bien visibles par les caméras. Il était géolocalisé par le septième radar du CEM, lui-même calibré par les cinéthéodolites au début et à la fin du vol. La précision restituée était alors de dix mètres.
Après le tir, la dispersion des impacts faisait partie des critères d’acceptation des lots par le SIAr (service de surveillance industrielle de l’armement, aujourd’hui service de la Qualité de la DGA), sans curieusement que l’on tienne compte de leur position, c’est à dire de la portée.
L’autre dispositif de mesure était constitué d’un hydrophone, immergé à proximité de la zone d’impact et relié à une barge télépilotée. Il comptait les explosions des grenades à leur impact sur la mer, sauf une partie d’entre elles car les gerbes d’explosion des précédentes perturbait la propagation du son. Elles ne pouvaient donc être comptées, au contraire du sol désertique de White Sands (USA) où les grenades non explosées étaient comptabilisées par des humains ratissant le sol. Une loi empirique de correspondance que j’avais établie suffit néanmoins à éteindre les critiques négatives de notre comptage acoustique… et l’idée de tout rapatrier à White Sands !
La portée observée n’est pas la même aux USA et en France ! On voit mieux quand on regarde au bon endroit.
Le problème majeur, que j’avais détecté en 1992, était que pour un tir à 25 km, le barycentre des impacts était en fait systématiquement à 25,4 km. Pourquoi les américains, créateurs du système d’arme, n’avaient-ils pas vu cela ?
Le LCL Jean-Bernard Chapelon, officier de programme, d’abord incrédule, confirma mon constat à la lecture des résultats. Quelques semaines plus tard en réunion de programme aux États-Unis, cette découverte fit grand fracas. Dans les jours suivants, l’ICT François Naussac, ingénieur de liaison de la DGA en poste au commandement des missiles de l’armée de terre américaine (MICOM) à Huntsville (Alabama), me demanda ce que nous fabriquions à l’Ile du Levant et des explications. Je l’invitai avec tous les membres que le MICOM choisirait à venir nous voir à l’Ile du Levant.
La probabilité d’acquisition des roquettes dans les fenêtres de rendez-vous des radars de trajectographie était mauvaise, de l’ordre de 3 sur 6. J’avais cependant déjà amélioré cette situation en faisant faire un deuxième calcul de trajectoire simulant un tir à 25,4 km pour les seules fenêtres de rendez-vous radar. La probabilité d’acquisition passait à 4,5 sur 6, mieux que ce que mesurait Lockheed Martin à White Sands.
Bobby Richardson, l’ingénieur concepteur du MLRS, conduisait la délégation américaine. Nous sympathisâmes immédiatement. Pendant la visite l’Ile du Levant dans ma Renault 4, il me dit d’emblée qu’il faudrait qu’il vienne tirer ici. Le centre américain de White Sands au Nouveau-Mexique est situé à 1000 mètres d’altitude, alors que l’Ile du Levant est bien sûr au niveau de la mer.
Lors des quelques missions que je fis à Huntsville pour préparer la future campagne de tir destinée à résoudre le problème, Bobby me dit qu’il souhaitait avoir 100% des trajectoires mesurées. J’inventai alors un dispositif obligeant les opérateurs des 6 radars à changer en temps réel de fenêtres de rendez-vous en cas d’échec d’accrochage. Je crois qu’on me prenait pour un fou !
La campagne s’étala sur deux semaines pour tirer plus de cent roquettes, américaines de 1ère et de 2ème génération de fabrication, et bien sûr celles produites en Europe. A la fin de la campagne, nous étions tous épuisés et nous tirâmes d’ailleurs les douze dernières roquettes de nuit sans l’hélicoptère et avec les seuls radars pour les mesures.
Un lent transfert avec Minitel de données non classifiées
Quand la campagne fut finie, nous avions toutes les trajectoires des roquettes tirées avec dix points de mesure par seconde, soit environ six méga-octets (énorme pour l’époque !). Les données de ces trajectoires étaient classifiées en non protégé et auraient dû comme à l’habitude être envoyées par courrier postal. Bobby était visiblement très pressé et me demanda si je pouvais les envoyer par liaison point à point entre ordinateurs, ce que le CEM ne savait pas encore faire. Il me proposa de réaliser l’opération depuis nos Macintosh respectifs, le mien étant à la maison. L’officier de sécurité du CEM me donna son accord. En branchant le mac sur le modem de mon minitel, je pouvais établir par appel téléphonique une liaison point à point à une vitesse variant entre 400 et 900 bits par seconde. Nous commencions par nous parler par clavier interposé puis les fichiers étaient envoyés par protocole Zmodem (ou autre) avec des logiciels tels que White-Knight ou Red-Rider.
L’envoi de ces fichiers dits «LRBC (Long Range Bias Campaign)» prit environ trois heures, en nous y reprenant plusieurs fois, Bobby et moi. C’était lui qui m’appelait du MICOM et qui donc payait les communications téléphoniques longue distance (très chères à l’époque).
Quelques mois plus tard sortit la version 6.0 du logiciel de tir, dûment corrigé et adapté à chacun des lots de fabrication. Bobby m’offrit sur une disquette 3,5 pouces une version compilée pour Macintosh du nouveau logiciel de tir. Je l’ai longtemps utilisée pour la suite des tirs et même pour les tirs MLRS servant à la qualification du radar de contre-batterie COBRA à Canjuers… Mais c’est une autre histoire !
Comment se débarrasser des conteneurs vides ?
Au fil des tirs, les conteneurs de roquettes (pods en anglais) vides s’entassaient sur l’Ile du Levant. Que faire de ces déchets de tir ? Les immerger en mer était exclu pour des raisons environnementales. Nous avions de plus un autre problème : une personne de l’écosystème de la production ou du programme (nous soupçonnions Aérospatiale) avait apparemment fait déclarer aux Douanes que les pods avaient une valeur résiduelle. Pour nous en débarrasser il aurait fallu payer une TVA. J’avais expliqué aux Douanes que les munitions étaient achetées hors taxes dans le cadre d’un programme international et payées par le l’EMPB (Europaïsches MLRS ProgrammBüro) représentant les quatre nations clientes. Ce n’était donc certainement pas à la DGA de payer une quelconque TVA ! Finalement je réussis à faire réévaluer à zéro la valeur des pods vides.
Le 12e Régiment d’Artillerie (où j’avais fait mon séjour d’aspirant polytechnicien en 1984) a finalement récupéré ces pods vides pour l’entrainement. Il défila avec ces derniers sur les Champs Élysées le 14 juillet suivant : un œil exercé pouvait voir qu’ils avaient servi au tir… Ils n’avaient pas été repeints ! J’avais été invité à défiler dans un des lanceurs mais ne pouvais être à Paris à cette date-là. Je le regrette encore aujourd’hui !
Quand lama fâché…
A la suite d’un accord entre la DGA et un éleveur alpin, nous accueillions dans l’Ile une petite population de lamas. L’un d’eux était quelque peu asocial et mal accepté de ses congénères. Il fut décidé de le placer en détention dans la soute à munitions de l’Ile, dont l’enclos grillagé garantirait qu’il n’en bougerait pas.
Avant le tir, une inspection a lieu sous l’égide du SIAr. Nous nous rendons donc tous en délégation à la soute aux munitions : représentants du SIAr et de l’industriel effectuant le tir, officier d’essai et moi-même. Peut-être pour avoir trop lu Tintin et le Temple du Soleil, nous n’en menions pas large en présence de ce lama caractériel !
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