LE CAESAR, OU LA GENÈSE ATYPIQUE D’UN MATÉRIEL D’ARMEMENT
Il est rare que les matériels d’armement français acquièrent une notoriété publique, fruit d’une large couverture médiatique, notamment dans le contexte d’un conflit étranger. Comme l’Exocet lors de la guerre des Malouines, la guerre en Ukraine consacre la réussite du CAESAR.
Toutefois, les circonstances qui ont permis au canon CAESAR de voir le jour sont complètement atypiques dans le paysage de l’armement français. Trop particulières pour constituer un modèle du genre, elles montrent néanmoins comment un cheminement très différent des méthodes classiques a pu aboutir à une réussite qui constitue aujourd’hui une fierté pour la France.
Giat Industries dans la tourmente : l’export, condition de survie de l’entreprise et du savoir-faire
En 1990 le GIAT est passé du statut étatique au sein de la DGA au statut d’entreprise, devenant Giat Industries. Je venais de prendre la direction des programmes d’artillerie, avec un profil plutôt inhabituel, puisque, IA d’origine « Aéro », j’avais rejoint la DAT et le GIAT après un MBA à Wharton
Giat Industries était en assez grande difficulté du fait des circonstances de sa création, aggravées par des baisses de cible de l’Armée Française. La gamme d’artillerie de 155 était constituée de l’automoteur AUF1 en fin de production pour la France, et du canon tracté TRF1 en début de livraison en quantité réduite. L’avenir de nos activités d’artillerie, et par conséquent le maintien des compétences, reposaient donc essentiellement sur l’export. L’AUF1, bien que toujours en avance, était monté sur un châssis d’AMX30 sous-dimensionné, et ses douilles combustibles n’étaient pas au standard OTAN. Le TRF1 avait un potentiel plus encourageant mais la concurrence était très ouverte, soit avec des matériels plus rustiques et moins chers comme le M198 américain, soit avec des matériels européens assez comparables.
Le canon tracté TRF1 de 155mm
Une mutation du TRF1
Parallèlement, le nouveau standard OTAN de 52 calibres augmentant sensiblement la portée de l’artillerie était en train d’être finalisé. Aucun développement de ce type n’était envisageable du côté français, les TRF1 ayant à peine débuté leur carrière, et la modernisation éventuelle des AUF1 étant embryonaire et lointaine. Des essais internes d’un tube de 52 calibres sur un TRF1 furent catastrophiques. L’adaptation nécessitait le développement d’un nouveau système de recul difficile à justifier sur fonds propres dans la situation de l’entreprise.
Du fait de séries réduites, le coût de la seule fonction d’assistance et mobilité du TRF1 était du même ordre de grandeur que celui du camion tracteur Renault TRM 10 000. L’Armée payait donc le même prix pour déplacer le TRF1 de 500 kilomètres (tracté) ou pour le déplacer de 100 mètres (mise en batterie). C’est cette prise de conscience qui conduisit à envisager de réaliser une économie substantielle de motorisation et de structure en installant l’affût directement sur le camion.
Le cahier des charges tenait sur une demi-feuille A4, mais dépassait le simple démonstrateur technique de faisabilité. S’il ne répondait à aucune demande officielle de l’Armée de Terre, satisfaite des matériels existants, il contenait dès le début les caractéristiques opérationnelles d’un matériel performant et prévu pour se démarquer de la concurrence, notamment :
- un canon longue portée de 52 calibres ;
- la conception d’un système de recul adapté à la puissance de l’arme
- l’aérotransportabilité dans un C130 en un seul « lot », question qui ne s’était jamais posée pour des matériels d’artillerie. Cela incluait l’équipe de pièce entière et trois salves de six coups pour une capacité d’intervention immédiate. En passant, cela faisait écho à l’aéromobilité du futur M777, ultra-léger, transportable sous hélicoptère. Cette capacité de projection s’est avérée très utile dans un contexte d’opérations extérieures ;
- une protection NBC de la cabine, qui n’a ensuite pas été conservée ;
- la culasse à vis n’étant pas indispensable, elle n’était pas dans le cahier des charges initial, mais ce fut une amélioration ultérieure notable ;
- une ergonomie au minimum équivalente à celle du TRF1.
Le nom de CAESAR fut le fruit d’un petit concours d’idées interne à l’équipe de projet. Au CESAR (Camion Equipé d’un Système d’Artillerie), a été ajouté le A de CAmion pour le rendre plus international.
Rapidement la réponse de l’équipe technique est abrupte : ce n’était pas possible. Aucun camion de dimensions raisonnables ne pourrait supporter les efforts d’une arme de 52 calibres à charge maximale. Selon le vieil adage, puisque c’était impossible, il devait forcément exister une solution.
C’est l’idée et l’architecture astucieuse d’un faux châssis filtrant les efforts et de la plateforme d’ancrage à l’arrière permettant à la fois de transmettre les efforts au sol et de rehausser les servants pour charger le canon qui a permis de trouver une solution sur un camion UNIMOG, un des rares camions militaires de la taille voulue apparemment capable d’assumer la fonction à l’époque. La Société Lohr Industrie, importatrice d’UNIMOG, fut alors impliquée dans le projet pour la fourniture des camions et la conception de l’interface entre le camion et le faux-châssis.
Le comité stratégique de Giat Industries fut immédiatement convaincu par l’opportunité de disposer d’un nouveau matériel, innovant, pour un coût relativement modeste, qui par ailleurs rejoignait les conclusions d’une démarche stratégique interne ayant mis en évidence un hypothétique segment d’automoteurs légers. La possibilité de redéployer une partie de ce développement sur une évolution 52 calibres du TRF1 dans l’éventualité où le concept ne prospérerait pas atténuait de plus le risque de l’opération.
Le prototype fut réalisé en moins d’un an, puis exposé au salon Eurosatory de 1994.
C’est ainsi qu’est né le CAESAR.
On connait mieux la suite. Malgré l’intérêt qu’il suscitait, la déconnexion du CAESAR des forces françaises constituait un frein à son exportation. Le Ministère de la Défense consentit alors à donner un « coup de pouce » à Giat Industries en commandant cinq canons et en prononçant une adoption du CAESAR dans les forces, ce qui lui valut d’ailleurs au sein des forces le surnom de Canon Acheté par Effet de Surprise par Alain Richard. Cela favorisa effectivement les premiers contrats à l’export, mais c’est lors de l’expérimentation tactique sommaire en vue de cette adoption symbolique que les artilleurs réalisèrent toute la valeur du concept et décidèrent d’en faire le matériel principal de l’Armée Française, aboutissant au CAESAR actuel qui reste très proche de sa version initiale. La différence la plus évidente est le remplacement du camion Unimog par un camion Renault ; la plateforme arrière a été améliorée, ainsi que la conduite de tir.
Les clés : connaissance du marché, liberté de concevoir, rapidité, expérience technique
En trois minutes, le CAESAR arrive sur site, envoie six obus à plus de 40km avec une précision de 50m et repart
Il est toujours facile et un peu subjectif de tirer des enseignements a posteriori pour expliquer un succès. Voici néanmoins quelques éléments, voire quelques paradoxes intéressants : En premier lieu, il ne fait aucun doute que le CAESAR est un matériel innovant en ce sens que rien d’équivalent n’existait auparavant. Pourtant, il ne contient aucune innovation technologique. Il n’est pas le fruit de l’évolution continue d’un type de matériel vers une amélioration perpétuelle des performances aux coûts de plus en plus élevés. Il s’agit d’une branche « parallèle » de l’évolution. Le CAESAR, c’est une mutation spontanée du TRF1 et il ne lui ressemble pas. Il est même plus rustique, et néanmoins plus efficace et plus adapté. L’innovation n’est pas toujours Hi-tech, elle n’est pas forcément synonyme d’un saut de performance ; elle peut être parfois simple et évidente à condition de changer de point de vue.
Mais avant tout, plus que le résultat d’une pure démarche opérationnelle, le CAESAR est le fruit d’une démarche marketing dictée par le positionnement concurrentiel de la gamme de produits, et facilitée par une très bonne connaissance du marché international et une interaction régulière avec les forces. Il n’est pas sorti du cheminement de l’instruction 1516, pour la bonne raison qu’il n’y serait jamais entré. Et quand bien même l’eût-il été, ce ne serait certainement pas le CAESAR actuel. De même, il y a une forme de sérendipité dans le fait que cette mutation du TRF1 ait abouti à un véritable automoteur (très) léger beaucoup plus adapté et moins cher que si nous avions entrepris ex nihilo le développement classique d’un automoteur léger.
Un autre point primordial est la liberté de manœuvre relativement grande et l’ambiance extraordinairement collégiale qui régnait à Bourges entre les différents services. On peut dire aujourd’hui que si le CAESAR n’avait pas été lancé dans ces conditions-là, il n’aurait jamais pu voir le jour dans le mode de management qui a été mis en place deux ans plus tard.
Cet environnement a permis d’aller très rapidement vers du concret. Un point essentiel était de disposer d’un démonstrateur proche du produit définitif, car un client potentiel se projette beaucoup plus grâce à un objet proche de la réalité, qu’avec un projet aussi étayé soit-il, ou un prototype de laboratoire. Cette rapidité a permis d’ancrer le CAESAR comme nouveau matériel.
Pour finir, ultime paradoxe, bien qu’il ait été acheté « sur étagère » tel un matériel étranger, le CAESAR est un matériel d’armement français conçu et développé à l’origine par des ingénieurs qui, bien que rapidement oubliés par la DGA lors du changement de statut de GIAT, ont continué à faire le même travail : celui pour lequel ils étaient entrés dans le corps, au service de l’excellence et du rayonnement de l’armement français.
Le CAESAR n’a pas été le fruit d’une génération spontanée, mais d’une conjonction de circonstances et de l’envie de trouver des solutions originales à des problèmes préoccupants. Ces toutes premières années de gestation ont vu l’implication d’un petit nombre de personnes, parmi lesquelles il faut citer Jean-Marie Romé (ICETA) et Robert Vernet, du bureau d’études sous la direction de Jean-Loup Guerrin (ICA), André Bourgougnon, Bertrand Thouvenin (IGA), Joël Marcon (ICA), puis Christophe Selliez qui m’a succédé à la direction des matériels d’artillerie, et enfin Pierre-André Moreau (IGA) qui reprit le flambeau quelques années plus tard. Ils sont aujourd’hui retraités et certains ont malheureusement disparu. Il m’a donc paru utile de raconter cette histoire avant qu’elle ne soit définitivement oubliée.
Après avoir été directeur des programmes d’artillerie et directeur de production chez Giat Industries, puis Délégué régional aux restructurations de défense, Ph.Girard a occupé plusieurs postes de directeur général de filiales chez Veolia, Cegelec, ISS, ou Dalkia dont il était aussi membre du comité de direction. Lors de sa réintégration au ministère des armées, il a participé à la mise en place du partenariat PPP « Balard », puis a rejoint la DO de la DGA.
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