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13 juillet 2024

L’ARTILLERIE DE GUERRE DURANT LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE

Publié par Carl Trémoureux, chercheur chez Ailleurs et autrement | N° 132 - MONTÉES EN PUISSANCE

L’économie de guerre a permis d’adapter l’appareil militaire des points de vue qualitatif et quantitatif. À côté s’est aussi développée une économie de Défense nationale, sous la houlette du ministère du Commerce et de l’Industrie. 


À l’ouverture des hostilités armées, la doctrine et l’équipement militaires de la France sont mal adaptés aux possibilités destructrices qu’offrent désormais les nouvelles armes. En particulier, l’indigence en pièces de gros calibres handicape son artillerie. Par ailleurs, la consommation des munitions a été sous-estimée. Leur pénurie contribue à la cristallisation du front qui survient à la charnière des mois d’octobre et novembre 1914. Les combats prennent alors une forme inattendue. La durée de la confrontation militaire (51 mois) permet au pays de faire évoluer son modèle d’armée. Cette transformation est accompagnée par la mise en place d’une économie de guerre. Cette dernière comporte plusieurs volets, relatifs en particulier à l’innovation et la production des équipements.

Au moment de l’entrée en guerre, il existe un hiatus entre les capacités d’artillerie et le potentiel du système technique national. Ce décalage est résorbé grâce à une effervescence créatrice de l’ensemble des acteurs. Très vite, les inventeurs et les savants, militaires comme civils, s’auto-mobilisent pour contribuer à la satisfaction des nouveaux besoins. À l’automne 1915, est mise en place une direction des inventions intéressant la Défense nationale, qui organise leurs activités. Les inventeurs sont mieux accompagnés, les savants et leurs laboratoires sont mobilisés et la coopération de ces acteurs avec les militaires est structurée, afin que les innovations puissent répondre aux besoins des unités et s’inscrire dans les chaînes opérationnelles existantes.

La principale innovation concerne une mise en système de l’artillerie, désormais intégrée avec l’aviation, la météorologie, les systèmes de repérage des canons adverses par le son, les activités de topographie et de renseignement (via les plans directeurs du tir), ainsi qu’avec une base arrière scientifique (établissement des tables de tir) et logistique (allotissement des poudres). Mais l’innovation concerne aussi les matériels (artillerie lourde sur voie ferrée, artillerie de tranchée) et les procédés (fonte aciérée, autofrettage des canons).

La mise en place d’une nouvelle gouvernance de la fonction de production des matériels d’artillerie joue un rôle essentiel dans l’économie de guerre. Les ministres qui se succèdent prennent des décisions importantes. Sur la suggestion du député Étienne Clémentel, Adolphe Messimy, le premier ministre de la Guerre, initie des contacts avec les industriels du secteur automobile pour la fabrication des projectiles. Bien équipées en tours et en perceuses, ces entreprises semblent en effet pouvoir usiner les obus alors fabriqués par forgeage. Le 20 septembre 1914, Alexandre Millerand, successeur de Messimy, organise une mobilisation industrielle. Elle inaugure une phase de production extensive des munitions.

L’élargissement de la base industrielle aux entreprises spécialisées dans les fabrications civiles ouvre la voie vers une fourniture massive de projectiles, mais commence par poser des problèmes. Tous les ateliers de mécanique sont incités à convertir leurs productions. Jusqu’à la fin de 1914, ce sont les arsenaux et la base industrielle privée de l’armement qui fournissent tous les projectiles consommés par les armées. Au mois de janvier 1915, il apparaît que les spécifications des obus, optimisés pour transporter le maximum d’explosif, ne sont cohérentes ni avec les capacités industrielles des nouveaux entrants (précision de leurs machines et manque d’ouvriers qualifiés), ni avec les conditions de fabrication du moment (aciers de mauvaise qualité, pénurie de contrôleurs étatiques). Il en résulte des explosions prématurées des projectiles, qui dégradent les canons et blessent leurs servants. Le problème s’intensifie très vite et n’est résolu qu’au mois de juillet.

« LA VALEUR DU SYSTÈME PRODUCTIF ÉGALE CELLE DU SYSTÈME COMBATIF. »

L’arrivée d’Albert Thomas comme sous-secrétaire d’État de l’artillerie et des munitions marque un tournant. Alexandre Millerand avait déjà parlé de guerre industrielle. Mais, dans son esprit, le front des armées et celui des usines n’ont pas encore la même importance. Pour Albert Thomas, la valeur du système productif égale celle du système combatif. Aucun des deux ne doit prévaloir sur l’autre : c’est un système global qu’il convient d’optimiser. Pour autant, l’idée générale d’une guerre de science et de machines reste à concrétiser dans ses différentes modalités. Albert Thomas rénove la gouvernance de la fonction de production pour l’adapter à sa vision. Il fait de son cabinet une sorte de force de réflexion rapide. Cet organe est constitué entre autres de normaliens et de socialistes, comme Simiand, Roques et Bourgin. Le cabinet joue aussi le rôle d’incubateur d’organes inédits. Le service industriel, chargé de déployer une politique industrielle, en constitue un bon exemple.

« IL S’AGIT D’INCITER LES ENTREPRISES À DÉVELOPPER LEURS MOYENS DE FABRICATION. »

Dans la nouvelle gouvernance de la fonction de production, un marché notifié à un fournisseur est très différent des contrats d’autrefois. En particulier, il s’agit d’inciter les entreprises à développer leurs moyens de fabrication. Les nouveaux actes juridiques comportent par exemple des échéances de fournitures plus éloignées et des clauses d’amortissement des investissements. Une palette de nouveaux outils est aussi développée. Pour optimiser les besoins à satisfaire par voie contractuelle, il est par exemple instauré une planification. Cette dernière se révèle une capacité majeure pour la mise en cohérence des besoins à satisfaire et des multiples ressources nécessaires. Très vite, cette planification se révèle aussi un instrument de simulation pour rationaliser les décisions et faire face aux pénuries qui s’intensifient.

Le pilotage des fabrications de guerre combine volontarisme et dialogue avec les industriels. Peu à peu, toutes les ressources de la nation sont dirigées vers les fournitures de guerre et administrées (matières premières, ressources humaines, moyens de transport, capacités de télécommunication). L’État dispose ainsi de puissants leviers pour imposer ses exigences aux industriels, sans avoir besoin de réquisitionner les usines. Le dialogue entre les services étatiques et leurs fournisseurs avait été inauguré par Millerand. Albert Thomas l’appuie sur un outil statistique, mis au point puis développé au fil des mois. Tout au long du conflit, la question des prix occupe une place centrale dans ce dialogue. Pour inciter les entreprises à se convertir et développer leurs capacités, les services étatiques font d’abord preuve d’une indéniable libéralité. Par la suite, ils n’ont de cesse de raboter les marges de leurs fournisseurs. En raison de la pénurie de main-d’œuvre, les ressources humaines font aussi l’objet d’un débat constant. À partir de l’été 1916, les services étatiques mettent l’accent sur une production intensive des munitions, en recherchant une productivité minimale des ouvriers mobilisés affectés aux usines.

De façon générale, le dialogue permanent entre l’État et ses fournisseurs se révèle crucial sur de nombreuses questions, comme celle de l’organisation du tissu industriel chargé d’exécuter l’ambitieux programme d’artillerie lourde du 30 mai 1916 ou celle de la mise sur pied de nouvelles filières (fabrication des produits réfractaires, par exemple).

 

Auteur

Carl Trémoureux, chercheur chez Ailleurs et autrement

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